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Rimbaud passion
23 mai 2014

Le visage d'Aden et les dernières illuminations

Rimbaud nouveau portrait

 

Selon la même méthode analytique et déductive que pour "Rimbaud dans un tableau de Renoir?", je me dis: qui des personnes photographiées à l'hôtel de l'Univers en août 1880 peut être Rimbaud. De laquelle personne peut-on imaginer un passé de poète secrètement caché? Si ce n'est pas Rimbaud qui est-ce pour qu'on projette cette identité?

D'autre part, Isabelle a suggéré que son frère avait à l'heure de ses derniers instants de vie improvisé oralement des illuminations plus belles encore que celles connues dans son recueil éponyme. Peut-on se dire en regardant son visage d'Aden (pour ne pas dire d'Eden perdu) qu'il a pu à la veille de son décès donner d'ultimes Illuminations?

Je crois que l'on ne peut faire l'impasse sur le témoignage d'Isabelle sous prétexte qu'elle était catholique et qu'elle voulut son frère converti, lui qu'elle voyait comme un saint et un martyr. Pour le martyr, il est flagrant dans le dessin qu'elle en a brossé à l'hôpital de la Conception, vu de face.

 Mais, il faut relire quelques extraits de lettre concernant Les Illuminations - anciennes  (écrites) ou nouvelles ( orales): 

 Isabelle Rimbaud, de Roche, à Paterne Berrichon, le 21 septembre 1896:

 "Je lis dans la dernière phrase de Mallarmé: quelqu'un qui avait été lui (Rimbaud) mais ne l'était plus d'aucune façon." Je crois au contraire, qu'en surface seulement il s'était "opéré vivant de la poésie"; que la poésie faisait partie de sa nature, que c'est par un prodige de volonté et pour des raisons supérieures qu'il se contraignait à demeurer indifférent à la littérature, mais - comment l'expliquer? - il pensait toujours dans le style des Illuminations, avec en plus quelque chose d'infiniment attendri et une sorte d'exaltation mystique; et toujours il voyait des choses merveilleuses. Je me suis aperçue de la vérité très tard, quand il n'a plus eu la force de se contraindre."

 Quelques mois plus tôt, le 21 juillet, elle avait écrit au même, cette contrastante évocation du Rimbaud des Illuminations (en quelques touches remarquables  comme elle le fera plus amplement par la suite) et de l'écriture de l'homme voyageur, explorateur de contrées lointaines en Abyssinie:

"Là-bas, au Harar, il a écrit des choses très sérieuses, des descriptions du pays, des détails curieux sur les moeurs et les institutions des races qui l'habitent. Je ne vous étonnerai pas en disant que cela était remarquable comme description et comme style. Certes on n'y trouvait pas le langage de rêve et les musiques magiques des Illuminations, c'était clair, précis, quoique toujours revêtu d'une forme extrêmement harmonieuse et personnelle.

Isabelle Rimbaud dans Voyage en Orient (octobre 1896):

 "Par moment il est voyant, prophète, son ouïe acquiert une étrange acuité. Sans perdre un instant connaissance (j'en suis certaine), il a de merveilleuses visions: il voit des colonnes d'améthystes, des anges, marbres et bois, des végétations et des paysages d'une beauté inconnue, et pour dépeindre ces sensations il emploie des expressions d'un charme pénétrant et bizarre...

 "Quelques semaines après sa mort je tressaillais de surprise et d'émotion en lisant pour la première fois les Illuminations.

 "Je venais de reconnaître, entre ces musiques de rêve et les sensations éprouvées et exprimées par l'auteur à ses derniers jours, une frappante similitude d'expression, avec en plus et mieux dans les ultimes expansions quelque chose d'infiniment attendri et un profond sentiment religieux.

 "Je crois que la poésie faisait partie de la nature même de Arthur Rimbaud; que jusqu'à sa mort et à tous les moments de sa vie le sens poétique ne l'a pas abandonné un instant.

 "Je crois aussi qu'il s'est contraint à renoncer à la littérature pour des raisons supérieures, par scrupule de conscience: parce qu'il a jugé que "c'était mal" et qu'il ne voulait pas y "perdre son âme".

 

 Dans son titre sulfureux (pour tout rimbaldien non claudelien) "Rimbaud Catholique" ("les Illuminations" et "La chasse spirituelle"), qui s'appela meilleurement "Rimbaud mystique" (Mercure de France, 16 juin 1914), Isabelle dit ceci qui rejoint les témoignages épistolaires et celui de "Rimbaud en Orient":

"Ce qu'il avait écrit jusque-là était, pour lui, seulement l'introduction à ce qu'il devait exprimer. Si, après 1875, il a suspendu son "immense oeuvre, c'est qu'autour de lui le cercle des impossibilités matérielles de recueillement s'est resserré, malentendus, fatigues corporelles, menaces de maladie, nécessité croissante d'activité physique, et a, non pas amoindri son besoin d'infini, car celui qui une fois s'est nourri d'infini en garde à jamais l'appétit, mais a, pour un temps, suspendu la réalisation verbales des prodigieuses randonnées de son esprit.

"La poésie avait été pour Arthur l'amante première et unique. Son mariage de raison avec les exigences sociales ne pouvait l'en détourner radicalement. Le "charme qui l'avait pris âme et corps" devait l'attirer encore. Je crois qu'il s'y livra dès lors en cachette par singulier orgueil, malgré ce que par excessive pudeur, il en ait dit, malgré qu'il se soit vanté du contraire."

Je le crois, comme je crois qu'Arthur est mort "catholique pratiquant", si on entend par là que par amour pour sa mère et surtout sa soeur avec qui il avait un lien étroit, il a pu à l'heure de son Départ demander comme on le pressa "l'extrème onction"; de toute manière, Isabelle n'était pas dupe: elle savait que son frère était plus musulman, d'où ses "Allah kérim" qu'elle rapporte fidèlement, or qu'elle aurait pu inventer un "Que la volonté de Dieu soit faite" voire un "Jéhovah soit loué!" Il faut se replacer dans le contexte socio-culturel et familial; on voit déjà combien il était important de ne pas se suicider: la conversion était de même la clé du Paradis au lieu de trouver l'Enfer ou au mieux le Purgatoire. Rimbaud était devenu profondément religieux, sans être d'aucune religion; s'il s'est rapproché de l'Islam, c'est d'abord parce que son père avait traduit le Coran, et que, comme son père, il se trouva vivre dans une culture amplement musulmane; mais c'est la spiritualité qui lui incombait, la reliance verticale qu'incarne le titre "la chasse spirituelle" - on peut remplacer le mot "chasse" par "quête", ou de manière plus simple: la vie intérieure, la quête de sens, - ce dont a profondément besoin tout être humain, mais qui malheureusement se trouvent châtrés par notre mode de vie trop souvent centré sur la seule matérialité; on a de l'appétit pour le superflu, mais peu sur l'essentiel; alors qu'on sait qu'on emporte rien de nos possessions matérielles à notre mort, de même que notre corps, et que tout ce que l'on possède c'est notre esprit, notre âme. Que faut-il pour que l'homme comprenne? Jésus Christ a dit déjà il y a deux mille ans d'amasser des trésors dans le Ciel, ce n'est pas pour des prunes, et ça veut bien dire ce que ça veut dire, n'aurait-il développé cette parole! Après, l'homme peu relié peu se retrouver un peu perdu - "comme un con" serait peu dire - voire en état infernal, lorsqu'il se retrouve de l'autre côté; heureusement qu'il y a des "services secours"! (tant sur terre que de l'autre côté), mais le mieux reste de se relier durant notre incarnation, non? Porter sa croix: assumer la vie dans la dimension horizontale (matérialité) et verticale (spiritualité). la verticale sans l'horizontale: on a un être désincarné; l'horizontale sans la verticale: on a un être déconnecté - l'être prisonnier de sa gangue. Cela se paye en mal être créateur de maladies évitables, de toxicomanies, etc. Arthur Rimbaud a bien expérimenté cela. Il se trouva tiraillé entre des besoins personnels et des "exigences sociales" comme dit sa soeur. Son "mariage de raison" lui a coûté beaucoup, même si en Afrique et en Arabie, il a fait son possible pour garder un lien avec son âme. Imaginez qu'Arthur regrettait les excès, les déboussolements du passé, dans son expérience poétique de Voyant autant que dans sa vie dissolue et déchirée avec Verlaine, au point que sa santé fut menacée comme il dit dans Une Saison en enfer. Imaginez de l'autre côté la somme de jugements qu'il avait amassé de la société et surtout de sa famille, depuis qu'il s'était "reconnu poète", lui le "paysan!" Maintenant, essayez de faire le bilan à sa place et de chercher la solution. La marge de manoeuvre était mince! Mais aussi, il est vrai, tout concoure, on dirait à réaliser un programme de vie (datant sans doute d'avant son incarnation, à sa conception): il suffit de penser à toutes les prémonitions d'Une Saison en enfer, mais les premières étant, enfant: "Je serais rentier" et "TU VATES ERIS" (en majuscule!) - traduction: "Tu seras poète" - utilisant par là un terme bien particulier, précis, qui signifie à la fois "poète" et "prophète" - c'est à dire qu'on pourrait traduire par "devin", "prophète", "oracle" (voir l'article Vate dans Wikipédia.) et on comprend mieux que soit tombé sous sa plume: "C'est oracle, ce que je dis!" (Une Saison en enfer)

Je stoppe cet emportement de plume, ou plus positivement ce transport, pour revenir au témoignage d'Isabelle.

Ne nous échappe pas, par ailleurs, la belle plume qu'avait la soeur d'Arthur (oui, appelons-le comme sa soeur par son prénom, car "Rimbaud" est pour nous un renom, or qu'il est avant tout l'incarnation d'un prénom, d'un individu, d'une personne, et non d'une famille): "les prodigieuses randonnées de son esprit", quelle splendide formule!  On ne peut guère lui reprocher un excès de ponctuation tout comme "l'excessive pudeur" d'Arthur, elle est une ciseleuse de phrases; par contre je dirais à la place de "par un singulier orgueil": par un "irrépressible besoin".

J'ai parlé ailleurs amplement de cette photo de l'Hôtel de l'Univers, je n'y reviendrais pas. Mais depuis, la polémique autour de cette photo s'est quelque peu tassée devant les dernières analyses scientifiques surtout. Voir l'article: "Rimbaud identifié par la police scientifique". http://sciencepoliceetjustice.blogs.sciencesetavenir.fr/archive/2014/04/17/rimbaud-identifie-par-la-police-scientifique-22727.html

On pourra lire aussi le roman Rimbaldo (2014) de Serge Filippini imaginant l'histoire des quelques heures précédant le cliché dont tous les protagonistes ont été identifiés.

Pour finir:

Rimbaud nouveau portrait 2

 

De manière intuitive, cet homme a t-il pu improviser des Illuminations? Le fait qu'il ait dit dans son "Rapport sur l'Ogadine" (1883) que les Ogadines sont "poètes improvisateurs" montre en tout cas qu'il a pu en prendre de la graine... Donc, on peut donner crédit aux paroles de sa soeur Isabelle.

 Une autre approche est de donner la parole à l'homme qui nous regarde avec ces mots qu'il écrit dAden aux siens le 25 août 1880: "...je suis comme prisonnier ici et, assurément, il me faudra y rester encore trois mois avant d'être un peu sur mes jambes ou d'avoir un meilleur emploi./ Et à la maison? La moisson est finie? Contez-moi vos nouvelles."

C'est un Rimbaud qui il y a deux mois était à Chypre où il dirigeait un chantier dans une carrière, et qu'il dit avoir dû quitter malheureusement; c'est un Rimbaud accablé par la canicule d'Aden, un Rimbaud qui est déjà plein de lassitude mais qui veut se raccrocher à l'espoir d'un meilleur avenir. C'est aussi un Rimbaud qui n'est pas encore celui des autoportraits photographiques qu'il enverra aux siens et où on a l'impression de voir deux ou trois hommes différents.

PROLONGEMENT:

On peut y associer les visages de Rimbaud mourant par sa soeur Isabelle:

Celui-ci, assez maladroit, peu ressemblant, représentant Arthur sur son lit de mort, a le mérite d'avoir été croqué sur le vif, on dirait à la hâte devant un Arthur bougon, impatient d'être un moment seul. Peut-être l'a t-il croqué derrière la porte, par le judas... ou de mémoire, peu après.

 

Celui-ci, hagiographique (le représentant en saint et en martyr) a été exécuté en septembre 1896, cinq ans après son Départ.

Il fait penser au portrait antérieur ci-dessous, datant de 1893, où Isabelle l'imagine jouer de la harpe abyssinienne - du reste, il en a peut-être réellement joué, même si elle s'est inspiré d'un dessin d'un article de presse - y substituant le visage de son frère (pure projection ou perception?)

Le plus émouvant portrait reste celui-ci évoqué plus haut, dessiné probablement en 1891 peu avant qu'Arthur monte à Bord... pour son ultime Voyage.

Ce dessin, par sa dissimétrie fait penser aux portraits et autoportraits réalisés par Antonin Artaud, autre poète "martyr", mais du XXème siècle. Je ne sais s'il connaissait le dessin d'Isabelle, mais il aurait apprécié.

 

 Portrait de Domnine Thévenin, fille de son amie Paule Thévenin.

Autoportrait à l'asile de Rodez

 

 

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