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Rimbaud passion
27 février 2015

Paul au pays de Rimbaud et juliette (2ème roman de la trilogie "Rimbaud") chapitre 14 à 26

XIV



OÙ PAUL CHERCHANT LA TOMBE DE RIMBAUD RENCONTRE UNE JULIETTE

 

 

(– Ça n'est pas trop tôt  !)

 

Ça y était, Paul était décidé à aller sur la tombe d'Arthur. Savoir que préalablement, chez lui, il avait vu sur internet un jeune "roots" s'agenouiller et se courber jusqu'à terre les mains jointes, après avoir chanté une chanson à la guitare. Grand bien lui fasse  ! cela n'avait rien d'inspirant pour lui. Il ne pouvait aduler.

L'originalité du pèlerinage de Paul résidait aussi davantage dans le fait qu'il y allait – sur cette tombe comme les autres tombes et pas comme les autres tombes, d'un homme comme tous les hommes et pas comme tous les hommes – le coeur assez léger et insouciant, doit-on dire. Ce qui contrastait fort avec un autre pèlerinage mortuaire dont Paul avait souvenir et que l'on a déjà évoqué, mais dont le rappel et le détail se prête ici.

Il y avait plus de dix ans, il avait visité la tombe de Gérard de Nerval au Père-Lachaise à Paris. Là, il avait déposé une rose rouge et – preuve que le poète était vivant – il avait rencontré à sa grande surprise et grande joie un jeune fan brésilien auquel il avait offert son exemplaire illustré de La Main enchantée.

Ce souvenir était sécurisant. Rien ne justifiait une appréhension vis à vis de cette visite-ci qu'il devait alors faire, je le rappelle encore, dans la foulée de son voyage consacré à Gérard.

Paul était enfin à Charleville-Mézières. Il n'aurait pas cru aller sur sa tombe – il avait laissé tombé à vrai dire – si le travail achevé de sa fiction Passion Rimbaud ou les mystères d'Arthur et de son extension purement documentaire – détail omis et signifiant – ne l'avait mis au pied du mur.

Comment aurait-il pu honnêtement publier un roman sur Rimbaud – sur lequel tout et n'importe quoi semblait avoir été dit – sans aller – on aura beau dire – dans sa ville élue? Oui, au moins aller à Charleville (est-ce par raccourci? – il disait toujours «Charleville  »). Et à Roche... Ce que craignait Paul en venant en Ardennes, c'était que sa virée enclenche une folie pour lui: celle d'aller en Éthiopie.

Mais sa «  Bien-Aimée intérieure  » – une douce folie cela – disons son Guide intérieur lui avait permis d'aller à Charleville seulement, du moins, dans les Ardennes, jusqu'à la Belgique, l'Europe si il le fallait, – mais pas l'Orient, pas le désert. Surtout pas. Trop dur, trop douloureux.

Alors le voilà, "Petit-Poucet rêveur" dans sa bohème mortuaire.

Paul avait regardé auparavant un plan de la ville sur un panneau tout à côté du Musée Rimbaud. Il savait qu'il fallait qu'il traverse la place Ducale, qu'il devait poursuivre dans la grande rue axiale et tourner quelque part à droite, rue Bourbon, pour s'engager vers des cités guère reluisantes. C'était quelque part derrière.

Perdu à l'embouchure de la rue Bérégovoy et à l'entrée de la rue Jean Jaurès qui lui était perpendiculaire, il demanda à une grande jeune femme lui paraissant jolie – la cause était entendue sur son choix – comment aller au cimetière.

  • Au cimetière Rimbaud?

Paul tilta sur l'expression de la princesse d'Orient et rit.

  • Le cimetière où il est enterré.

Elle lui indiqua la rue en face.

  • Il faut prendre à droite.

  • Oui...

  • Après, il faut prendre à gauche... 

  •   Oui... Euh... Vous pouvez répéter?  »

Ses yeux avaient quelque chose qui attiraient Paul, retenaient une bonne partie de son attention. Il se trouvait comme bercé par Shérazade.

«  Les paroles coulent bien, le courant passe bien, l'atmosphère est détendue. Elle est belle, je suis beau... Parfait. Pouvais-je tomber mieux?  » – Voilà en quoi on pouvait résumer le charme de ce moment de grâce.

Paul n'aurait trop su dire comment cela se fit – peut-être était-ce dû à sa proposition après qu'elle lui eût dit qu'elle allait à la danse – il l'avait accompagné jusqu'à la prochaine intersection.

  • T'es un poète?

Probable que ce fut le déclencheur. Paul était stupéfait alors qu'il n'y avait, en toute logique, pas lieu de l'être. Quel genre d'individu va sur la tombe du poète, hein? Et en plus, des cheveux longs...

  • Euh... oui, un peu...

  • Modeste, en plus...

Paul baissa la tête et haussa les épaules.

  • Alors, comme ça tu es venu d'Anjou sur les traces de Rimbaud.

  • Oui, c'était le moment pour moi.

  • Mmmh-mmmh...

Paul était complètement à l'aise avec elle. À un moment de leur échange, il avait tourné la tête et l'avait regardé intensément.

  • T'as de beaux yeux.

  • Merci.

C'est vrai, il ne faisait pas dans l'original pour un poète. Cependant, ce compliment le mit en moyen de percer ce qu'il y avait de si particulier dans ses yeux bleus clairs.

  • Oh! t'as... une tache brune dans l'oeil!

  • Oui.

  • C'est beau. J'ai jamais vu ça.

  • C'est de naissance.

T'emballes pas, poète  ! Mais, si... le poète s'emballe. Il l'emballerai bien...

Il apprit par la suite qu'elle faisait de la danse moderne.

  • C'est là que je tourne, et que tu vas, toi, t'en retourner pour voir Rimbaud.

«  Merde, je l'avais oublié, celui-là...  »

    • Oui, alors, je dois aller à droite, après tout droit, et enfin à gauche.

    • C'est cela! T'as tout compris.

    • Euh...

    • Oui?

    • Accepterais-tu de prendre plus tard un verre avec moi.

    • Pourquoi pas! fit-elle, la mine coquine, dans un mouvement de tête dégagé.

En fait, Paul avait posé cette question peu de temps après qu'il eût fait compliment de ses yeux. Il ne savait même plus si, dans la foulée, il ne lui aurait pas dit par hasard  : «  T'es belle.  »

    • Je ne peux pas là, à cause de la danse. Et après, j'ai quelque chose à faire. Mais disons...

    • Demain  ?

    • Demain... Demain... Non. Hélas, je ne peux ni demain, ni après-demain... En fait (Paul, cœur battant, était à sa maximale tension – se jouait-elle de lui?), je vais avoir une semaine très chargée. Je pourrais dans sept jours.

«  Sept jours?  Oh mama  !  »

    • C'est à dire... On est quel jour  ? demanda Paul, perdu, éperdu...

Elle rit.

    • Mardi, je crois.

    • Donc mardi prochain  ?

    • Mmmh-mmmh.

    • Où et à quelle heure?

    • T'as pas de téléphone portable?

    • Non.

    • Eh bien, disons mardi prochain, 19 h , sur la place Ducale.

    • C'est grand la place Ducale.

    • Eh bien, on va dire à la fontaine.

    • D'accord. Ça marche.

    • Bon, je crois que c'est là qu'on se quitte.

Paul se retint de lui faire la bise. Point ne faut aller trop vite en besogne.

    • Oui... répondit-il sur un ton englobant "dommage" et "mais on va se revoir".

    • Alors, au revoir.

    • Au revoir...

Paul la voyait de dos à présent.

Petite panique  : elle ne lui dit pas «  à mardi prochain  », ou «  dans sept jours  », ce qui l'aurait rassuré sur le sérieux du rendez-vous.

    • Alors à demain, hein... euh... à mardi prochain, 19h, à la fontaine de la Place Ducale  ! lança Paul avant qu'elle ne disparaisse.

    • Oui, répondit-elle, en jetant un sourire par-dessus la tête, après qu'il eût vu ses épaules secouées par le rire.

Et elle s'élança vers un endroit inconnu de Paul et où il aurait aimé la suivre. La voir danser  ! – perspective qu'il aurait bien échangé – traître, lâche, inconstant – contre son programme: aller voir danser la mort...

J'ai quant à moi, lecteur, oublié un petit échange tout court mais essentiel au début de leur rencontre.

    • Tu t'appelles comment?

    • Paul.

    • Enchantée, Paul.

    • Et toi?

    • Juliette.

    • Juliette... Enchanté Juliette. T'es ardennaise?

    • Oui.

    • Et toi, t'es d'où?

    • Du pays de Joachim du Bellay. De la douceur angevine  !...

Possible que ce fut plutôt:

    • Tu t'appelles comment?

    • Juliette.

    • Enchanté. Et toi?

    • Paul.

Il avait manqué de lui dire Arthur.

    • Enchantée.

Ils se quittèrent donc, dis-je. Pour de bon.

Juliette lui tournant le dos, Paul jetai un regard furtif sur sa jambe que dévoilait une trop courte longueur de robe pour le priver de ce spectacle charmant et fuyant.

Il sourit.

L'heure avait sonné pour Paul d'aller rendre visite au «  mort vivant  ». Dans le sens noble.

Il traversa la route. Il fit un grand «  Ouah!  » Il les égrenait, les «ouah  », en marchant.

«  Oh la beauté!  », «  Elle a des yeux!  », «  J'ai jamais vu ça.  »  ; «C'est elle que je devais rencontrer...  », «  Mais sept jours à attendre  ? Mama-mia  !  », «  Soit  ! Je vais en profiter pour faire mon programme complet.  » – «  Ce sera mon dessert  !...  »

Rasséréné, Paul se dirige selon les indications de la grande et belle Juliette, mais il se voit demander à plusieurs femmes confirmation.

Il avait mal percuté l'information à vrai dire, ou voulait s'assurer que...

Se rassurer  ?...

 

 

 

 

XV

 

OÙ PAUL TOMBE SUR LA TOMBE DE RIMBAUD ET CE QUI S'EN SUIT

 

 

Je suis vraiment d'outre-tombe

 

Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer

 

 

 

Voyant les bâtiments «  HLM  », Paul contourne l'un d'eux, il redemande la route, il est tout prêt.

Une assez vieille dame qu'il croise à la dernière bifurcation avant de passer sous un porche de cité lui jette un beau sourire. Comme si elle voyait... Quoi? Qu'il va voir Rimbaud? Qu'il est amoureux? Autre chose? Que sait-elle? Il lui sourit.

Paul, maintenant, est en face du cimetière. Il n'a plus qu'à traverser la route.

«  Ce n'est pas le moment de me faire écraser!  » se dit-il en traversant à l'aveuglette, une voiture lui manquant de lui «  tailler un short  »...

«  Pas de précipitation. Tu vas y arriver au pied d'Arthur...  »

Il faut dire qu'il avait pressé le pas. La faute à Julie qui lui a dit qu'elle n'était pas sûre que le cimetière soit encore ouvert. Mais comme elle avait ajouté: il y en a qui ne s'arrêtent pas à ça et passent par-dessus le mur...

En toute honnêteté, Paul n'était pas chaud pour entrer par infraction. Il n'avait pas besoin de jouer le rien-ne-m'arrête.

«  Peut-être le ferai-je, peut-être pas. Au pire je le ferai demain.  »

Plus besoin de se poser la question. C'est ouvert. Ouf! «  Voyons, où il se trouve, Arthur.  »

Paul entre.

«  Ah! quand même! Tout ça comme tombes. Laisse tomber  ! Dis, j'aurais bien de la chance de tomber sur la bonne dans ce champ de pierres tombales.  »

Il ne lui vient pas à l'idée que la tombe du poète mythique (plus qu'enfant chéri de la ville), est devenue forcément motif touristique, et est donc logiquement indiquée par la commune...

Paul avance. Il voit une voiture garée au fond de l'allée où il s'est engagé à pas rapides sans cesse entrecoupés d'arrêts.

Paul cherche un nom, – le nom  : "RIMBAUD".

Nulle part dans toutes les tombes à sa gauche.

Soudain, il s'arrête dans son élan, semble t-il par une pancarte lui barrant passage dans sa ligne de marche. Comme s'il ne pouvait aller plus loin. Il ne lit même pas le panneau. Sa tête se tourne vers la gauche. Et il lit: «  Arthur RIMBAUD 1854- 1891, décédé à 37 ans, Priez pour lui.  »

Le mot «  commotion  » me vient pour traduire ce qui se passa en Paul  ; je ne sais s'il est juste.

Tandis que Paul a les yeux fixés sur l'inscription et qu'il jette un coup d'oeil sur la tombe à gauche où il lit: «  Vitalie RIMBAUD, décédée à 17 ans, priez pour elle  », un autre plus rapide sur leur mère à leur pied, enfin revenant à celle d'Arthur, – inscrivant ainsi un triangle invisible dans l'espace – quelque chose l'étreint, lui serre la gorge, monte à ses yeux. Un flot. Il est soudain effondré dans son corps et dans mon âme.

Qui pleurait-il? Que pleurait Paul  ? Une partie de lui-même qui avait 37 ans? Arthur et tout ce qu'il représentait pour lui? Était-ce le poids, la réalisation d'un désir différé de dix ans qui se libérait  ? Curieusement, c'était comme si il rencontrai son âme. Pas moyen de décrocher. Il resta debout un long moment, les yeux fixés à l'endroit du nom chéri, s’embrumant petit à petit.

Paul alla pleurer sur le banc, en faisant attention à ne pas être vu par la femme venue voir et entretenir la tombe d'un cher. «Mon Dieu  ! Je n'ai jamais pleuré comme ça, même pour mon grand-père  ! Je ne suis d'ailleurs jamais retourné sur sa tombe  depuis qu'on l'a enterré quand j'étais enfant.»

Était-ce pour cacher sa «  honte  » qu'il alla s'accroupir derrière la stèle tombale  ? Non, il eut besoin de se blottir contre elle comme contre un arbre tapi de mousse. Tout près, tout près...

Pas d'apparition, pas de voix, pas de rencontre, sauf avec lui-même...

«  Le Ciel tombé sur la tête  » prenait une autre dimension

Au moins cinq minutes passent, tout à l'abri. Paul mesure son ridicule et il s'en fout. Le soleil s'en tape. Il est comme le soleil tapant sa tête découverte.

Ne lui viendrait-il pas maintenant une vision auditive, un délire, un hallucination, une illumination?

Un échange entre Arthur et Dieu:

 

DIEU: "Tu es mort catholique. Tu renaîtras TJ.

ARTHUR: – Quoi? Je renaîtrais Tous les Jours?

  • Non, non, tu renaîtras Témoin de Jéhovah, pour ainsi dire. Des intégristes dont l'acte de naissance est sa fondation par Charles Taze Russel en Amérique, en 1873, l'année où tu écrivis ta Saison en enfer. Tu naîtras quelque cent ans après ce "carnet de damné" et de la rédemption, par ta future mère et ton futur père Témoins de Jéhovah.

  • Oh! ce nom! Pouah! J'en ai la nausée. Moi qui détestait le Hugo qui employait le mot Jéhovah à tore-larigot, je vais en manger, c'est ça, et ça m'en sortira des narines. Pourquoi? Suis-je maudis même outre-tombe?

  • Non, tu es béni, Arthur, car tu renaîtras poète, artiste, conteur. Toi qui disais, tout chagrin: "Une belle gloire de conteur emporté." Mais il te faudra à nouveau repasser par la religion occidentale sous une forme nouvelle, moderne.

  • Il faut être absolument moderne, ah  !

  • On la dira une secte tant ses enseignements et ses enseignants, ses bergers, seront fanatiques, comme les musulmans que tu as rencontré en Ogadine. Mais ce sera bien autre chose.

  • Oh mon Dieu, est-ce cela que tu me demandes, de me réincarner, de souffrir à nouveau? N'ai-je pas rempli ma mission? N'ai-je pas assez subi en mon corps et en mon âme? N'ai-je pas assez enduré le désert de toute part jusqu'à mordre aux queues de scorpions? Tu le veux? Que je vive une nouvelle «  crucifixion  »?

  • Pour l'Amour de Moi. Pour l'humanité, l'Âme...

  • Étais-je né pour autre chose de ma mère Vitalie et de mon père Frédéric? Quelle autre gloire maintenant puis-je demander que celle qui m'a été louée. Celle qui incombe à mon nom et qui te fais honneur, mais que je n'ai pas demandé? Ne suis-je pas maintenant un dieu comme du Mont Olympe pour beaucoup et un diable pour beaucoup d'autres? Adulé et méprisé, dois-je emporter encore cela dans ma tombe? Et que dis-tu? "Tu renaîtras Témoin de Jéhovah? Ah! Ah! Laisse-moi chialer et rire. Tu seras hyène, etc.! Tu seras hyène, etc.!... Oui, fais-moi hyène, ô Dieu! Hyène d'Abyssinie... que dis-je? Hyène d'Éthiopie! Je pourrai rire, rire, rire – Charognard! Non, je ne veux être témoin de rien sur cette Terre...et surtout pas de ce Jéhovah de mes deux!

  • Arthur... Arthur... Accepterais-tu de renaître sous un autre nom en mon Nom? Je te le demande, je te prie...

  • Lequel, dis-moi?

  • Paul.

  • Paul! Ha! Ha! Ho! Ho! Hi! Hi! "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles! Je dirai en quelques jours vos naissances latentes... A, noir corset velu des mouches éclatantes, qui bombinent autour des puanteurs cruelles! I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles dans la colère ou les ivresses pénitentes!" AÏE!AÏE!AÏE! Paul! PAUL! J'y crois pas! Et je vais rencontrer Arthur qui me battra comme un chien, et je tomberai dans le caniveau, la face au sol, dans la boue, parmi les rats! Merci. Alleluiah! ALLELUIAH!... Alle... Allez... J'accepte. Que le Ciel soit témoin...

  • Le Ciel t'aidera. Je serai avec toi et tu seras avec moi.

  • Ainsi soit-il.

 

Cela n'était-il pas assez pour qu'à la suite Paul revoit et contemple sa propre Saison en enfer: Har-Magguéddon, oeuvre écrite à l'âge de 23 ans, plus d'un an après qu'il eut quitté les Témoins de Jéhovah  ?

Son oeuvre dont il avait dit dans une lettre à un vieux poète en 1996 que c'était «  l'apocalypse poétique contre l'apocalypse de Jéhovah  »  , voilà qu'elle défile dans sa tête comme si il la lisait à Arthur, là, contre la mousse... Ou plutôt comme si il l'écrivait sur le ciel de Charleville, – Arthur témoin.

(Pour avoir la «  vision totale  », le lecteur curieux et désireux pourra en l'Annexe 3 consulter Har-Marguédon dans le complet de sa moitié qui concerne la crise de Paul, mais pour l'intelligence de notre récit, nous n'en citerons ici qu'un extrait, de la section «  Nuit de l'enfer  ».)

Oui, cela, lecteur (j'espère pas trop halluciné et que j'aurais peut-être dû préparer à ce changement de ton), lui revient fort comme la mort, le souffre...

 

 

La dernière Assemblée…

J’ai envie de les taire tous. La connerie n’est plus supportable.

Il faudrait que ces milliers et milliers de bétail abêti m’entendent, moi  ! que je leur parle viscéralement, qui à faire éclater les cervelles, et la mienne, en premier. Pour cela, foncer à travers la foule, monter là-haut, au pu-pitre, me lever comme un seul homme  !

Fantasmagories

La pompe. Je suis assis. La tête me tourne…J’ai envie de pleurer…je pleure…

Une femme – je devrais dire une Sœur – viens vers moi  :

«  – Qu’est-ce que tu as… Tu ne veux pas me parler  ?… Dès fois ça fait du bien de se décharger, tu sais…

Je n’arrive pas à parler…je n’peux parler…

Pourquoi… J’suis là pour t’écouter… je veux t’aider…

On ne peux pas m’aider.

Jéhovah ne t’abandonne pas… Il sait ce qu’on a en nous… Moi aussi, j’ai fait de la dépression…Je peux te comprendre…

Non  ! Non  ! Personne peut me comprendre  ! Personne  !

Ne soit pas agressif, Paul…

Tu crois pas qu’tu m’agresses là, hein  !…

J’veux t’aider…

J’ai besoin d’l’aide de personne  !… Personne peut m’aider  !  ! J’suis seul  ! Personne peut me comprendre  !  !

Si, Jéhovah… Lui seul…

Non  !  ! Non  !  ! Partez  !  !  ! Foutez-moi la paix  !  !  !… J’en ai marre  !  !  ! J’vais tout foutre en l’air  !  !  ! J’peux plus, j’peux plus  !  !  !  !…  »

 

Tout devient flou autour de moi. Je cours, bête folle dans la foule, ne cherchant qu’à sortir respirer, tel l’animal pris dans un bocal d’éther.

Et dehors, dans un fossé, je pleurais, soliloquant confusément et frappant la terre.

Rentré chez moi, une fois dans ma chambre, je me fus à pleurer, et toute la nuit… je pleurais  !

J’en pleurerais, tiens…

Oh  ! J’ai si mal que j’ai mal…

Comment décrire mon enfer  !

Comment en sortir, surtout…

Je vais me tuer… C’est décidé…

C’est bien faible…c’est bien faible…

J’écrivis une lettre d’adieu.

 

Assez  !…

Ai-je dit que je pleurais  ? – il me semble ne pas le dire assez…

Oh  ! Vite  ! Mon requiem  !…

Un lent et solennel va et vient de violons, un doux basson souffle son intime et timide mélodie  ; les violons décrivent une ascension, les bassons une avancée  : on monte des marches  ! Vers où  ? Quel supplice  ? quel consolation  ? Les violes brandissent et branlent, les trombes et les tambours retentissent quatre fois, et des voix mâles, puis des voix de femmes s’élèvent… Attendez  ! Je l’entends  ! Oh Chœur douloureux  ! Requiem aeternam dona eis, Domine  : et lux perpetua lucrat eis. – Les ténèbres et la lumière  !

 

Kyrie eleison…

Dies irae  ! Dies illa  !

 

Ô jour de colère…

 

Rex  ! 

Rex  !…

Rex  !..

 

 

Oh… des papillons s’envolent  ! ça s’élève, ça s’élève… léger, léger… Que c’est doux… que c’est triste…

Recordare, Jesus pie…

La douleur me ronge comme un coupable…

Allez, fougueux galop  ! Mords  !…

 

Voca me cum benedictis…

 

Le froid et le chaud tous ensemble  !

Et hop  ! 8 8 16  : les larmes me montent aux yeux comme le crescendo des voix. Oh  ! Jour plein de larmes… Ô lacrimosa, lacrimosa… Mozart  ! Puisque la mort est le véritable but de notre vie…

Rex gloria…

Tenez l’Hostias, le Sanctus, le benedictus, l’Agnus dei  !…

L’agnus dei  ! Je n’ai jamais entendu plus grande douleur, de lancination dans les violons, de déchirure dans les voix… et c’est elle qui fait se pointer le couteau noir sur mon cœur…

Écoutez…écoutez…

Agnus dei, qui tollis peccata mundi  : dona eis requiem sempiternam –

Oh  ! On m’a tout pris…Ma liberté… ma pureté…mon innocence  !… On m’a tout pris…

Mon sang en a été corrompu – mon âme violée…

Combien faut-il de courage pour te soulever contre la culpabilité sans se sentir Coupable  !

Tais-toi et tues-toi…

Je n’y arrive pas… Le couteau a du mal a rentrer…qu’y puis-je  ! Il est là… Il reste suspendu sur ma volonté…

Alors, si tu peux pas te tuer, alors c’est du cinéma, mon pauvre  ! Regarde, comme tu t’apitoies sur ton sort. C’est la dixième fois que tu te soûles avec ton requiem, comme pour te forcer à pleurer, comme pour prouver que tu souffres, et dix fois tu as dit  : Au dernier cri je me tue, et je n’ai jamais sentis la moindre blessure rentrer, le dernier quia pu es a retenti, et je n’ai pas vu une seule goutte de sang couler…

J'ai si froid, si froid. Je ne sais pas quoi faire. J'ai envie de mourir. Oh mes yeux sont en pleur, je ne vois plus. Je préfère la mort à Har-Maguéddon. Oh! Je sens le gouffre... C'est un gouffre à n'en plus finir. Partout l'infini, partout le Vertige, partout le dangereux! Dieu partout... Et la peur de décevoir, d'être jugé par les autres. J'ai peur... si peur... de mourir... maman... Oh le noir, mes oreilles me font mal. J'ai regardé le plafond sans voir que ma douleur. Pourquoi! Pourquoi!

 

Lon non non ton ti fi con con  ! Son bon ton lon fon ké i pu i  !… Ju nu su plu… ju nu su plu…

Fonx  !

Fonx  !

Fonx  !

Que me dit-on?

... Je ne sais plus...je ne sais plus...

  • Feux!

Feux!

  • Feux!

 

 

Dion... Dieu sait que je voulais vivre…

 

 

 

 

...Un bruit de moteur: la dame qui s'en va. Un bruit de moteur: le gardien qui s'en vient. Il s'arrête au niveau de Paul semblant endormi, la bouche entrouverte, presque souriante «  comme sourirait un enfant malade  », le nez coulant, des larmes sur sa joue ensoleillée.

Le gardien avait failli ne pas le voir, moitié caché dans sa planque tombale.

Je vais fermer les portes, monsieur.

La voix porte depuis sa Renaut 5 blanche rayée de rouge.

Paul ne le voit pas, mais devine un sourire.

«  Oui, je suis là, et si je pouvais dormir, là...  »

Oui, oui! répond t-il au gardien après bâillement.

Il sort son grand mouchoir en tissu déjà tout sale et le remplit de sa morve d'amour. Requiem pour un mouchoir. Il serait bon à jeter. Mais il le met dans une petite poche latérale de son sac à dos noir.

Le gardien s'est arrêté face au bureau, à l'entrée.

Dégourdi, Paul marche à présent, d'un pas rapide, sans détourner la tête, finissant de sécher ses larmes au vent, la tête droite. Adieu Arthur.

Peut-être pas. Il est tout le temps disponible, lui.

Paul se met à rire à la sortie en voyant l'indication devant mener à la tombe d'Arthur.

«  Quand même, j'ai été bien naïf sur ce coup là: de penser que la tombe de Rimbaud serait introuvable.  »

Il rit encore au souvenir de la fin de sa Saisondont sa «  vision  » avait ôté tout ce qui ne n'appartenait pas au corps de la crise: des poèmes, des lettres, des textes en prose cités intégralement et surtout le long épilogue plein de recul, de philosophie et d'humour. La fin était (attention à la montée de chaleur):

Vite  ! Une chatte  !

Adieu, Harmaguédon –

Salut, nichons  !"

 

Heureusement, Paul, avait – comme du bizarre – de l'humour à gogo (certes particulier...)

 

Son regard s'agrandit, s'éclaircit  :

«  Enfin! J'ai été sur la tombe de Rimbaud. Voilà une bonne chose de faite. Je n'y reviendrai plus. Du moins, ce n'est plus nécessaire.  »

Paul était libéré. Léger. Il pouvait penser à loisir à cette nouvelle vision, ce nouveau nom qui s'afficha, s'inscrivit en lettres dansantes devant lui: JULIETTE.

 

Direction camping.

«  Quelle émotion! Si je m'y attendais. Une bonne douche après ça, cela ne peut que me faire du bien.  »

En arpentant les pavés de Charleville, Paul se prit à s'inquiéter  :

«  Et si elle ne venait pas, la belle de juin? Si elle m'avait joué un tour?  »

Le souvenir d'Arthur et sa Psuké lui revint.

Toute proportion gardée, Paul n'avait aucune raison valable de s'inquiéter.

Toute son appréhension était basée sur un mauvais souvenir qui ne lui appartenait pas. Il l'avait lu. Témoignage d'un de ceux qui avaient connu Arthur. Mais comment expliquer que cette anecdote revenait encore, et à ce moment précis à la mémoire de Paul  ; et pourquoi y attachait-il tant d'importance?

«  Juliette sera t-elle au rendez-vous? se dit-il.

«  Paul, il faut y croire. Tu n'es pas Arthur. Elle n'est pas Psuké.

Et puis, ce n'est certainement pas un hasard si c'est elle qui pour ainsi dire t'a conduit au "cimetière de Rimbaud"  »

 

 

 

 

 

 

XVI

 

OÙ PAUL REVIENT PLACE DUCALE ET CE QU'IL Y VIT

 

 

Était-ce l'effet thérapeutique de ce qu'il avait vécu, semblant comme un passage initiatique gardé par un gardon... euh, un dragon  ? – Paul n'arrivait pas à se pencher dessus, à y réfléchir, s'interroger comme on pourrait le penser, à la lumière de ce qui avait précédé et à celle du Commissaire Belpomme  qui l'avait baptisé, couronné «  Fils spirituel de Rimbaud  ».

Il était sur un petit nuage, place Ducale. Près de la fontaine. Jaillissement, bruissement, brasillement.

Le soleil couchant parant la Place de ses plus belles lumières.

Un avant-goût de Juliette?

Non, ce n'est pas ce soir qu'elle viendra. Ni après demain, mais dans sept jours – mû pour et par la Perfection.

Paul prend le soleil.

Fils spirituel de Rimbaud  ? En tout cas, il se sentait, là, tout comme lui Fils du soleil  !

Sa tête devient Plume, son cœur devient feuille – ou tous ensemble tête et cœur – et âme en corps – âme-corps, – toutes gorgées d'une sève divine et il «  écrit  », enfin sa «  plume  » céleste semble le faire pour lui tant il se sent guidé, juste un outil  :

 

«  Je suis bien à Charleville. Elle me paraît bien belle. La cloche sonne sous un ciel pervenche. Elle donne sa mélodie, différente à chaque heure. Les pigeons s'engorgent. La fraternité humaine sur la place Ducale carrée aux multiples arcades monastiques, à la fontaine jaillissante en son centre dans un apaisant chuchotis, à son vieux manège, sa bière coulant dans les verres, ses vélos librement conduits par des filles et garçons en fleur. La vie.

Je me crois au paradis, donc j'y suis... Ou bien, je contemple maintenant ma Saison en enfer-paradis, puisque j'ai été rendu au sol...

Bonjour Charleville! Charleville-Mézières! Mon amour...

Je suis son dingo. Je me crois sa réincarnation.

Non, je sais. Les Croyances, c'est derrière pour moi. Oh! Là! Là! Que d'amours splendides j'ai rêvé! Là, je vois, je sens l'action de la Foi – contradiction sublime et impalpable: Foi, Croyances. La Vérité existe. Je le sais. Elle n'est dans aucun culte, aucune confession. Elle est en moi, en Moi. En toi, en tous... Mais faut-il avoir les yeux ouverts sur l'Esprit, l'oreille interne toute antenne. Humain, Humus, HUMILITÉ... SERVICE. DON DE SOI. AMOUR. PRÉSENT accepté dans l'enrichissement de l'abeille butinant les fleurs du passé et de l'avenir, mais ne s'y enfermant pas. MIEL DIVIN; NECTAR PERSONNEL ET UNIVERSEL. Plus d'Illusions, mais un immense amour en marche et une océane soif et faim de vivre. LIBRE. DAUPHIN de la place Ducale que je peux transformer en place buccale dans tout les sens. Des billets – d''accord – mais à leur donner une valeur d'âme. Des billets d'amour à papillonner ici et là, bleus, blancs, bruns, jaunes, violets, mouchetés, rayés, irisés, arabesques, mosaïques – telle est la Loi...

LUMIÈRE! Lumière née du gouffre, ténèbres. Lumière folle, amoureuse, bandante, jouissance pure. Chant, musique, Verbe divin dans l'humain. Centre d'où s'épanouit mille rayons. REGARDS partagés, plongés dans la beauté de la lumière de nous. Manèges spirituels sur des chevaux, des papillons psychopompes. Corps sacré par et dans sa croix où circulent des sèves descendantes et montantes, à l'horizontale, à la verticale, volutes, spirales de volupté transcendantale et immanente. ÉTOILES faisant signe aux étoiles, PLANÈTES aux planètes, LUNE au SOLEIL, SOLEIL à la LUNE; le Tout dans un grand vivier cosmogonique et intergalactique baisant la terre dans un gala lumineux, léchant, caressant les galets de la mer et bénissant l'EAU, le FEU, l'AIR, la TERRE et ses quatre orientations d'improbable hasard. Le SENS retrouvé, les sens resensibilisés par des gauloises alouettes – alauda – les coeurs sempervirents tels le chêne vert. L'Esprit-Source donnant sa semoule aux raisins de rêves. ÉTERNITÉ, là, dans la seconde devenue UN. Dans toute l'étendue. OISEAUX, messagers de lumière et de liberté, quintessence du vivre instantané et spontané, à vous et vos chants et cris spatiaux, mélodie de toi merle, de toi rouge-gorge – mais aussi de toi pinson qui parle dans les jardins – un rien sempiternel – tu es l'appel à la vie, son rappel, et c'est par une de tes plumes que je rends grâce au ciel de m'avoir donné une inspiration. HARMONIE, tel est ton souffle électoral et sympathique.

C'est sympa, la place Buccale...  »

 

 

Comme tiré de sa toute dernière Illumination «  improvisée  », content du zeste d'humour final, il entend soudain  :

    • Ah! Paul!

Il voit le grand chanteur dégingandé. Allègre, toujours décontracté, il s'avance vers lui. Il est heureux de le voir.

    • Alors qu'est-ce que ta fait aujourd'hui?

    • J'ai été sur la tombe de Rimbaud.

    • T'es à fond dans Rimbaud, toi!

    • Ouais.

    • Alors qu'est que ça t'a fait?

    • Eh bien...

    • Quoi...

    • Ça m'a donné une grande émotion.

    • T'as pleuré?

Paul lui fais un signe de la tête.

    • T'as pleuré??

    • Oui...

Bruit d'eau.

    • Et alors, elle est où sa tombe?

    • Où ça? Bah! À Charleville!

    • Il est enterré ici?

    • Bah oui!

    • Eh! J'peux pas deviner, moi. Je n'savais pas...

Silence.

«  Putain, j'hallucine  », se dit Paul.

    • Toi qui connais sa vie... relance le gars. Je ne sais pas grand chose, moi. Je sais qu'il a été en Afrique. Dis-moi, est-ce que c'est vrai qu'il est devenu musulman, là-bas  ?

Paul perçu t-il que son jeune interlocuteur était musulman  ? Il répondit  :

    • Il y a de grandes chances à mon avis.

    • Ah bon? Pourquoi? Ça m'intéresse.

    • Il avait commandé le Coran.

    • Qu'est-ce que tu m'racontes!

    • Si, il a commandé à sa mère le Coran, dans sa meilleure traduction.

    • Ah. Et alors?

    • On dit qu'il aurait même donné des conférences sur le Coran, à Harar ou Aden.

    • C'est où ça?

    • En Éthiopie. Avant ça s'appelait l'Abyssinie.

Il reste silencieux.

Tout ce qu'avait dit Paul était vrai, et portant on n'en pouvait conclure que Rimbaud était devenu stricto sensu musulman. Il le savait comme Arthur Belpomme  : Rimbaud se fondait à la culture des lieux  : était-il à Aden, il se faisait l'âme musulmane, était-il au Harar, il se faisait l'âme «  catholico-orthodoxe  ». Avant lui, un Gérard de Nerval au Caire avait endossé le costume musulman sans pour autant le devenir. Lorsque Arthur s'était écrié sur son lit de mort  : «  Allah kérim  », ne fallait-il pas traduire «  Allah  » par «  Dieu  », comme l'avait fait sa sœur Isabelle  ? Comment les catholiques orthodoxes d'Abyssinie appelaient-ils Dieu  ? On ne sait pas, mais certainement pas «  Jéhovah  ».

      • Tu veux un Snickers? fit le jeune mettant terme au silence méditatif.

      • Hein?

      • Un Snickers.

      • Quoi?

      • Un Snn...ickers.

      • Un dikoeurse?

      • Un Snikers! Tu sais ce que c'est quand même...

Il sort une barre et la brandit devant l'  «  Iroquois  » comme une baguette magique.

      • Ah! Un Snikers!

Le gars met un genou à terre et le lui tend comme un appât.

      • Tu le veux?

      • Pourquoi pas.

      • Tu le veux ou tu le veux pas?

      • Je le veux.

      • Donne-moi une bonne raison de te le donner.

Paul ne réponds pas à sa provocation et se contente de lui lancer un sourire en fixant ses yeux.

      • Dis-moi, t'es un gars bien ou un gars pas bien?

      • D'après toi? lui répond Paul, le perçant du regard, toujours souriant.

Le gars ne répond pas. Puis le verdict tombe  :

Bon, je le garde pour ma femme.

Paul a à peine fini de dire «  t'as raison  » qu'il est parti le pas leste, mi dansant sur la place Ducale.

Paul le regarde s'éloigner, faire des mouvements théâtraux dans une rue, puis s'éclipser.

«  C'est Rimbaud ado! Enfin, en plus joyeux. Plus gai luron.  »  , pense t-il.

 

 

Il fallait bien que Paul songe à ce moment-ci à Robert ou "Bébert" de Rainbow pour Rimbaud qui avait failli devenir son héros préféré s'il n'avait décidé de se blesser la jambe et definir comme Rimbaud, au même âge que lui, au lieu de continuer – tel un don Quichotte aux cheveux rouges, ou un cow-boy – àdégainer comme un pistolet-bible son volume de la Pléiade qu'il connaît sur le bout des doigts et en déclamer tel passage ou l'envoyer à la figure d'un agresseur d'Isabelle, sa copine végétale. Mais après la sixième strophe "le jeu moisit". Son héros aussi. C'est un bébé de L'Écume des jours. Fable tendre et cruelle: "Mes pauvres enfants dit le vent."

Paul ne regrettait pas d'en avoir pris connaissance. Un moment, il rit franchement à pleine gorge. Il était question d'une passerelle et d'une cabane du même bois... Le passage du scorpion dans le cercle qui ne pouvait franchir la ligne sans se piquer et remplacé par une mouche qui vole aussitôt était irrésistible. Une poésie parfois renversante: Isabelle chevauchant Robert, "Leurs deux sexes bafouillent un fouillis d'ombres tendres et tièdes". Les portraits de voyage brossés en dehors des strophes du duo déjanté étaient souvent très beaux.: par exemple celui du visage d'amour dessiné au creux de la main d'une femme ayant perdu son bébé...

Paul n'oublierait pas non plus le Bateau ivre crié de l'intérieur d'une armoire, le corps de Robert tatoué de phrases de Rimbaud dont la plus marquante est celle de sa lèvre inférieure: "Je est un autre". Le questionnement des parents: Quelle est l'erreur qu'on a fait pour qu'il soit comme ça  ? La mère va jusqu'à lire Rimbaud qu'elle ne comprend pas, sauf les lettres. Elle lit la lettre de la veuve Rimbaud inquiète de ne plus avoir de nouvelles de son fils et qui, datée du 10 octobre 1885, commence par "Arthur, mon fils, ton silence est long" et finit par "quant à moi j'ai fait ce que j'ai pu." – seule lettre de la "Mère Rimb" (c'est drôle) que Paul avait omis de citer dans ses Documents. Le père de Robert continue la lecture prescriptive qui n'est plus qu'invention de sa part et se demande si il n'a pas trop de fois donné le biberon à son fils, vu sa grandeur. On pourra lire, avec dégoût ou plaisir, à la suite de ce passage de la Septième strophe celui du lait de la Sixième. Autre biberonnage...Mais, assis à côté de la fontaine alors que le héros de Jean Teulé n'avait connu qu'une statue à la place, Paul repensa à la question de son ado: «  Rimbaud était-il musulman?  » Et il revit Robert, qui vient de «  Robin  », «  rouge  » (le mot anglais robin signifiant «rouge-gorge  »), se promener au Caire en djellaba.

 

 

 

 

 

 

 

XVII

 

OÙ PAUL VA POUR CHANTER PLACE DUCALE ET CE QUI S'EN SUIT

 

 

Une idée vint à Paul. Aller chercher sa guitare dans sa tente et revenir chanter Place Ducale. Ça s'en était une idée  ! Était-ce l'effet Juliette? Ou l'  «  effet Rimbaud  » sur sa tombe? Peut-être les deux.

Quoi qu'il en soit, il avait envie de jouer. Il avait le temps, le temps était propice. En une demie-heure, il pouvait être de retour.

Il s'en alla donc et revint sa compagne en bandoulière, s'installa au bord de l'intarissable fontaine toute berçante.

Il y avait près de lui un groupe de trois jeunes «  roots des villes  »(parce qu'il y a ceux de campagne)  : deux gars et une fille, cette dernière se tournant vers lui pour lui dire  :

  • Qu'est-ce que tu viens faire, ici? Te perdre?

Elle lui dit encore:

  • On est là depuis des siècles, on s'y habitue.

Paul leur chanta une petite histoire d'escargots.

Plus tard, elle lui avait dit:

  • J'ai bien aimé ta chanson.

Inspiré par cette demoiselle des rues et un informaticien musicien qui lui avait déclaré: «  Rimbaud n'aimait pas Charleville  » – image qui semblait traîner sa bave brillante, sale, tenace, se cristallisant dans les consciences –, Paul écrivit sur la terrasse d'un café une ébauche de chanson qui dériva en étude:

 

De la fontaine jaillissante,

Un beau visage nous hante

Depuis que son regard indicible

A pris notre ville pour cible

On ressent un peu de honte

Au jugement de notre ville

De notre grand poète de Charleville

 

Il barra «  Charleville  » et remplaça par «  célèbre et vil  ».

Pourquoi ce renvoie d'une image dévalorisante, tout à coup  ?

Peut-être que, plus qu'il aurait pensé, Paul avait été affecté par la rencontre de ces jeunes qui avaient semblé parler comme Arthur Rimbaud aurait parlé en son temps à un voyageur semblant trouver du plaisir à être là, paraissant être «  anormalement  » bien ici. Incompréhension totale. Comme si on ne pouvait venir ici que pour se perdre. Mais l'identité de Paul n'avait-elle pas commencée à se perdre  ? Qui était-il  ? Enfant de Charleville  ? Enfant de l'Anjou  ? Paul  ? Arthur réincarné  ? Et puis ne se sentait-il pas blessé par ces paroles tombées comme un couperet  : «  Rimbaud n'aimait pas Charleville  »  ? L'enthousiasme de Paul avait quelque peu chuté.

Aussi sortit-il son volume de la Pléiade, sa Bible Rimbaud pour y mener une enquête, pour y trouver une réponse réconfortante, du moins pour lui.

Paul chercha frénétiquement les passages où Arthur parlait de sa ville natale. Les pages de papier Bible sous ses doigts lui donnant une sensation d'enfance  : Ah  ! cette Bible – verte, puis noire – où il avait fini par retrouver un verset en moins de dix secondes  !

Il trouva rapidement cette phrase qui avait entachée sa ville on aurait dit à jamais, écrite de Charleville le 25 août 70 : «  Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province.  » Il enfonçait le clou le 2 novembre 70, toujours de Charleville  : «  ...abominable prurigo d'idiotisme, tel est l'esprit de la population. On en entend de belles, allez. C'est dissolvant.  »

Mais Arthur n'était pas plus tendre avec Paris qu'il ne pouvait qualifier de ville «  supérieurement idiote  »  : en Juin 72, il la qualifie de «  Parmerde  », évoquant seulement le "cosmorama arduan (pour parler des Ardennes, et on pense aujourd'hui à Conforama...) Mais c'est vrai qu'il avait dit un an avant, au même Paul Demeny à qui il avait envoyé sa seconde lettre dite «  du voyant: «  Je veux travailler libre  : mais à Paris, que j'aime.  » (je souligne) Jamais il n'avait dit qu'il aimait Charleville. Jamais. Et il n'avait secondairement écrit de «  Parmerde  » sans doute que pour traduire le temps de merde qu'il y faisait  : pas qu'il y pleuvait en ce moi de juin, mais qu'il y faisait trop chaud, il étouffait dans sa piaule qu'il y avait, – et on se demande comment il a survécu à Aden et au Harar... Bref, tout ça n'était jusqu'à maintenant guère en faveur de Charleville. Mais en tournant encore quelques pages, il dégota ce passage daté de mai 73, cette fois écrit de Roche  : «  Je regrette cet atroce Charlestown... La mère Rimb retournera à Charlestown dans le courant de juin, c'est sûr. Je tâcherai de rester dans cette jolie ville.  »

L'enquête était concluante pour Paul qui poussa un «  ouf  »: Rimbaud était ambivalent vis à vis de sa ville; rien de justifiait la focalisation sur «  cet atroce Charlestown  » que non seulement il avouait, là, regretter, mais qu'en plus il qualifiait pour la première fois de manière positive  : «  jolie ville  », et c'est vrai que Paul la trouvait jolie, la Demoiselle.

Paul se dit qu'on ne pouvait établir de vérités absolues sur les humeurs et états d'âmes dont les lettres, les poèmes, etc. sont porteurs. Les écrits sont des parenthèses de l'existence. On peut songer à «  La vraie vie est absente.  », comme a dit Arthur, mais cela ne traduit pas l'écriture qui est une vie à part, réelle, indispensable comme l'air pour celui qui a reçu sa marque dans son âme: une plume. L'écriture traduit des moments. La penne d'oiseau est de passage et a toujours été un exutoire naturel, essentiel, dans la peine.

Mais, fi de chien, que pouvait-il faire de la révélation qu'il avait eu sur la tombe, de ce qu'il y avait vécu  ? Cela n'avait-il pas été inconsciemment influencé par la parole du grand dégingandé le disant Rimbaud réincarné  ? Le commissaire Belpomme savait-il ce qui l'attendait  ici? Et maintenant, en admettant que Paul Delaroche était la réincarnation du génie – ce qui expliquerait que, bien des années auparavant, il s'était auto-proclamé «  génie  » dans une lettre à un poète – comment vivre avec  ça?

Devait-il se proclamer publiquement la réincarnation d'Arthur Rimbaud  ? Et ici, à Charleville-Mézières  ?

Lorsque Paul s'était, comme le lecteur l'a appris plus haut, libéré du poids, de l'emprise, de la souffrance que représentait pour lui d'être Témoin de Jéhovah – mais chemin qu'il comprenait mieux aujourd'hui – lorsqu'il s'en était dégagé à l'âge de vingt deux ans, une fois que, libre poète, il avait écrit son premier grand recueil poétique sous le titre Souffle – où se conjuguaient l'influence de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé –, il prit conscience qu'il venait vraiment de naître poète, et à partir du jour où il mit le point final à Har-Maguédon, il pensa qu'il intéresserait les éditeurs de par ce passé. Un vrai poète sorti de la religion ou secte et entrant dans la poésie comme on entre en religion, voilà quelque chose d'original, mais il voulait être remarqué par son talent d'écriture, pas par son passé. Il ne voulait pas qu'on publie un ex Témoin de Jéhovah – rangé dans le rayon «  sectes  », mais un poète, et par-dessus le marché tirant une originalité de par son passé – soit. De même, en admettant qu'il fut la réincarnation d'Arthur Rimbaud, il ne voulait pas intéresser pour cela. Il ne voulait pas être à l'ombre de Rimbaud ou se servir de sa renommée pour se tailler sa place dans les mesquines pelouses... Cela lui rappelait un passage du film Éclipse totale. Rimbaud y disait quelque chose dans le même sens et qui pourtant ne se trouvait pas dans son œuvre, ni semble t-il dans aucun témoignage. Or, Paul l'avait visionné que fort plus tard. Léonardo di Caprio qui l'incarnait merveilleusement, n'était-il Voyant  ? En tout cas, il était Sentant. À l'époque où Paul se trouvait à Charleville-Mézières, il avait depuis trois ans une amie infiniment chère, sans laquelle il ne serait pas vivant, là, pour vivre une expérience déterminante de sa vie. Il y avait trois ans, son amie – l'un pour l'autre étant des «  âmes soeurs  »  » – avait vu en lui un «  poète de l'être  ». Cela lui plaisait bien. Cela lui rappelait qu'il avait à l'école – collège ou lycée – envoyé au diable intérieurement le professeur qui lui avait reproché de trop utiliser le verbe être. Il s'était dit  : «  .L'être est le verbe des verbes.  » C'était comme s'il voulait dire que qui critiquait un emploi abusif du verbe être n'était pas dans l'Être. Cette âmie, qui au niveau de la Connaissance était un double d'Arthur Belpomme, ou inversement, lui avait suggéré aussi qu'il pourrait être, en référence à un livre qu'elle lui fit connaître, un «  poète-chaman  ». Devant cela, Paul était resté perplexe, bien qu'interpellé. Il serait alors, suivant l'auteur du livre, de la «  race  » de Rimbaud, d'Artaud, de Jim Morrison.

Antonin Artaud, d'ailleurs, présentait un cas particulier qui ressemblait fort à ce qui se présentait à Paul. Il en avait pris conscience peu de temps avant de partir au pays de Rimbaud  : le nom Artaud se trouvait être une curieuse contraction d'Arthur Rimbaud en supprimant ou en mettant entre parenthèses le «  Hur  » et le «  Rimb  »  : Art(hur) (Rimb)aud. En quelque sorte, Artaud était nominalement son alpha et oméga. Ce constat, Paul l'avait trouvé dans un témoignage d'un poète de la Beat Génération, Carl Salomon, qui en 1947 assista à une conférence d'Artaud libéré de l'asile de fous où il avait passé neuf années pour «  vagabondage et troubles à l'ordre public  », tout ça parce que lors d'un voyage en Irlande, il délira grave avec une canne qu'il croyait avoir appartenu à Saint Patrick, évangélisateur de l'île au Vème siècle, à qui il tenait la rendre, et sans doute devait-il prêter à cette canne un pouvoir magique puisque, d'après la légende, celle-ci avait par un coup frappé au sol chassé tous les serpents de l'île. Pour ce qui est de l'analogie des noms, Paul avait recopié le précieux témoignage, mais avait compris que Carl Salomon était à l'origine de cette trouvaille, alors qu'il apparaissait que cet homme qui prononça pendant cette conférence le nom « Artaud  » «  comme Arthur Rimbaud sans le HUR d'Arthur et sans le RIMB de Rimbaud", était Artaud lui-même. Il aurait déclaré plus tard qu'Artaud était «  littéralement la réincarnation de Rimbaud et son descendant spirituel  ». Carl Salomon connaissait bien l'oeuvre de Rimbaud et pouvait la confronter à l'image qui avait été forgée d'Antonin Artaud: «  Il était décrit par un petit cercle d'admirateurs parisiens, et quelques éminences des arts et des lettres, comme un génie ayant élargi la vision de Rimbaud, le poète visionnaire  » (1).

 

  1. voir Beat génération, une anthologie Gérard-Georges Lemaire, 2004, editions al dante, p 234)

 

Il faudrait relire ce que dit Artaud à propos d'Art(hur) (Rimb)aud... s'était dit Paul, interpellé.

Paul avait eu sa période «  fan d'Artaud le mômo  » la même année où il avait lu les œuvres complètes de Rimbaud.

Mais revenant à l'affaire de sa «  réincarnation  », Artaud, du prénom Antonin, comme une répétition de l'initiale d'Arthur, n'était-il pas né dans la ville où Rimbaud était décédé? N'y était-il pas né cinq ans après sa mort? Décès de Rimbaud: 10 novembre 1891. Naissance d'Artaud: 4 Septembre 1896. À deux mois près. Artaud était né précisément, bien qu'on ne sache pas à combien de mois près, cinq ans après la mort de celui-ci, c'est à dire le nombre d'années que Rimbaud écrivit de la poésie, si on estime la parole de Verlaine qui écrivit à propos des Illuminations  : «  Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875.  » Et comme il s'agissait de la dernière œuvre littéraire connue, 1870-1875 paraissaient les cinq années de poésie de Rimbaud qui écrivit de 16 à 21 ans. Par contraste, Artaud avait écrit de la poésie jusqu'à sa mort, l'écriture était devenu son salut dans les pires souffrances physiques et morales, vivant sa "Saison en enfer" de neuf ans en hôpital psychiatrique, pour en sortir vieillard-enfant à l'âge de 50 ans.. Sujet, dès six-huit ans, à des troubles nerveux («  ces périodes de bégaiement et d'horrible contraction physique des nerfs faciaux et de la langue  », disait-il), à dix-neuf ans – il avait daté lui-même l'éclat de ses «  troubles psychiques  » –, il avait séjourné en maison de santé près de Marseille. À 20 ans, il avait publié ses premiers poèmes. Guère de rémission chez Artaud. Sa souffrance était constante

Pourquoi tant insister ici sur Antonin Artaud  ? Parce qu'il y avait un an passé, Paul avait écrit un texte où curieusement il avait occulté celui qui était revenu en force cette année: Arthur Rimbaud. Ce texte s'appelant Pour en finir avec Antonin Artaud était une charge non contre Artaud, mais contre une possessivité hallucinante de ses proches, ses amis. 

Avec Artaud, ce n'était plus une bataille entre spécialistes – entre rimbaldiens (et se doublant avec Verlaine...) mais entre ceux qui l'avaient connu et touché de près.

Le lecteur comprendra davantage l'importance qu'avait eu Artaud sur Paul, en sachant qu'il est l'auteur du titre  : Pour en finir avec le jugement de Dieu.

Rimbaud occulté du texte de Paul, disions-nous  ? Il faut lire le texte à partir du moment, où pleinement conscient de l'importance qu'il a eu pour lui, Paul écrivait ce qui explique en second lieu le titre de son texte  (Pour en finir avec Antonin Artaud ):

 

Dans ses brouillons il a été retrouvé ces mots qui font figure – à tort – de testament  : «  De continuer à / faire de moi / cet envoûté éternel / etc. etc.  ». Eh bien non, tu n’es pas pour moi cet envoûté éternel, pas plus que tu ne m’envoûtes. J’ai pas mal écrit sur toi, non pas beaucoup en nombre de pages, mais de façon récurrente en l’espace de presque quinze ans. Maintenant, je l’ai dit, je suis quitte  ; merci à toi, Antonin, tu m’as porté secours, ne serait-ce que d’avoir lu après être sorti d’un enfermement religieux, cette ligne de toi  : «  la honte, le dernier, le plus redoutable obstacle à la liberté  ». Toi et Baudelaire, vous avez faits la paire. Entre la lecture des Fleurs du mal en cachette et le courant froid qui m’a traversé le corps la première fois que je suis tombé sur un texte de toi à la bibliothèque, où il y avait l’association violente du mot père et mère avec le cul, la merde, le sexe, le sperme, oui les deux plus grands frissons littéraires de ma vie, auxquels il faudrait rajouter Nerval que tu admirais tant. Mais maintenant, je fais ma vie – et je ne te demande ton accord et je ne cherche pas à être en accord avec ta pensée, celle que reflète ton œuvre. Je suis moi-même, j’ai ma propre destinée, et en tant que tel, je te dis sympathiquement, respectueusement, amicalement merde."

 

Son ami Roger Blin avait dit de lui  : «  Je ne connais Artaud que par sa trajectoire en moi, qui n'aura pas de fin.  » Quelle était la trajectoire d'Arthur Rimbaud en Paul Delaroche pour qu'il ait omis de le citer parmi les poètes qui lui ont donné les plus grands frissons littéraires  ? Comment l'expliquer autrement que par le fait que Rimbaud n'était pas extérieur à lui-même mais en quelque sorte lui-même? Paul pouvait dire qu'il n'éprouvait pas de plus grand plaisir de lecture que dans les siennes, que ses œuvres préférées étaient les siennes, celles de Paul Delaroche, mais il ne pouvait dire que c'était le plus grand frisson littéraire de sa vie. Pas de cette façon qu'on a lu, où il se situe non en tant qu'écrivain, mais en tant que lecteur-écrivain ayant comme tout auteur des influences, des pères, des lectures fortes, «  jalons  », fondatrices. Certes, Arthur Rimbaud en était, mais à part. Il avait toujours fait intimement partie de lui-même, et Paul devait en prendre conscience peu à peu. Cela avait commencé par une révélation dans l'enfance, mais ce n'est que dans sa propre aventure poétique qu'il s'était vraiment révélé à lui-même, voulant être son continuateur, en commençant par là où il s'était arrêté  : «viendront d'autres horribles travailleurs  ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé.  »  Cet «  autre  » ne pouvait être pour Paul que Rimbaud. La révélation de l'homme africain avait été plus tardive, venant avec sa propre maturité, quoique – dans son souvenir – annoncé dans l'enfance par son instituteur comme un aventurier après sa fuite de la poésie. La grosse améthyste qu'il avait ramené (étant lui-même d'âme exploratrice, aventurière) certifiait de manière tangible qu'il n'avait pas créé ce souvenir.

Bref, lecteur, je sens qu'il est temps de clore ce chapitre pour avancer dans les aventures de Paul qui, place Ducale, ou Buccale, revint à une pensée plus réjouissante pour lui  : Juliette  !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

XVIII

 

OÙ PAUL APRÈS UNE «  NUIT D'ENFER  » VA FAIRE DES VISITES «  D'ENFER  » 

 

 

Mercredi.

Il est peut-être utile de noter les jours – manière de les décompter comme Paul –, ces jours qui le séparaient du rendez-vous avec Juliette.

Paul avait passé une nuit assez mouvementée. Sa tente n'avait cessé de remuer tant il se retournait dans tous les sens durant son sommeil.

De fait, il se réveilla sur un rêve surprenant et fort étrange  : on lui disait qu'autrefois en Mésopotamie on brûlait les fils au pied de la porte (ou des portes, – de l'autel?) et qu'ils croyaient qu'ils ressusciteraient le lendemain.

Rimbaud, "fils du soleil", n'avait-il pas ressuscité en Paul?

Paul avait été initié au décodage des rêves. L'important était que ce que l'on trouve comme explication entre en résonance avec soi. Taper sur internet  : «Fils sacrifiés Mésopotamie ressuscité  » pouvait donner des pistes, mais ne donnaient pas l'explication du rêve. Nulle part on ne trouvera qu'en Mésopotamie on brûlait les fils pour une résurrection. Aussi Paul repensa à une image qui l'avait marqué, enfant, dans un livre jéhoviste  : un enfant immolé au feu sur l'autel de Moloch – à tête de vache – dieu cananéen associé à Baal, dieu Mésopotamien. Il était probable que «  moloch  », comme le disait Wikipédia, désignait en réalité le sacrifice lui-même et qu'il était fait en l'honneur de Baal. Enfin, le rêve pouvait au mieux être interprété ainsi  : Paul avait été brûlé, symboliquement, au pied de la porte, non de Baal, mais de Jéhovah qu'il avait appelé «  le Dieu noir  » dans son œuvre intitulée Soleil – en réminiscence du «  Osiris est un dieu noir  » d'Arcane 17 d'André Breton, mais sacrifié, lui, pour ressusciter poète et retrouver une identité perdue, celle qui avait créée sa nouvelle identité  : Arthur Rimbaud, «  fils du Soleil  ». C'était sa destinée.  La porte signifiait un passage. Cela entrait en résonance et cohérence avec la «  vision  » auditive ou mentale que Paul avait eu sur la tombe d'Arthur. «  Tu renaîtras TJ  », etc. Mais, enfin, cela lui paraissait bien fou, ce qu'il avait vécu, et ce rêve qu'il nota sans pouvoir l'élucider – mais il savait qu'heureux étaient ceux qui accordaient de l'importance aux rêves, et, de fait, en son temps, longtemps plus tard (alors que la plupart du temps il trouvait une signification dans la journée suivant le rêve), il s'était penché sur ses notes et avait trouvé une interprétation satisfaisante, plausible. Certes, on pouvait y voir aussi un parallèle avec Jésus Christ. Son histoire était calquée en gros avec celle d'Horus et empruntait à tous les dieux solaires de l'antiquité. Fait plus intéressant, en ce qui concerne Paul, c'est qu'il possédait un livre théologique d'Alexandre Hislop, livre intitulé Les Deux Babylones, et que diffusaient exceptionnellement la Société des Témoins de Jéhovah puisqu'il y appuyait leurs dogmes et justifiait, par exemple, qu'on ne fête pas Noël...  On y lisait ceci  : «  le Catholicisme (romain) se révèle être la religion solaire du Culte de Mithra sous un déguisement chrétien  ». L'hostie solaire de la messe catholique n'était qu'  «  un autre symbole de Baal ou le soleil  » À propos de la forme ronde de l'hostie chrétienne, on pouvait lire  : «  Le disque arrondi, si fréquent dans les emblèmes sacrés de l'Égypte, symbolisait le soleil. Or, lorsque Osiris, la divinité du soleil, s'incarna et naquit, ce ne fut pas seulement pour donner sa vie en sacrifice pour les hommes, mais aussi afin d'être la vie et la nourriture des âmes.  » On ne tirera pas par les cheveux en disant que le fait qu'en Assyrie Bar signifie à la fois le Fils et le blé, et qu'en hébreu le mot bar  utilisé à propos du Christ (le pain vivant), veut dire «  Fils  », donne un tour nouveau à Sensation de Rimbaud  : «  picoté par les blés, j'irai par les sentiers  », etc. Mais, il est vrai que cela nous rappelle à Roche, où sa mère cultivait le blé...

Paul, d'ailleurs, n'oubliait pas la perspective de Roche. Ce serait pour bientôt, mais il resterait encore à Charleville.

Charleville... C'était toujours Charleville pour Paul. Mézières, certes. Mais c'était toujours Mézières. Et pourtant il vit très bien Rimbaud déclarer à Delahaye de manière prophétique  : «  Un jour, nos deux villes s'accoupleront. Il n'y aura ni Charleville, ni Mézières, il y aura Charleville-Mézières. Tu veux savoir quelle est le mâle, quelle est la femelle  ? – Mézières, bien sûr, les grosses couilles militaires. Charleville est une jeune fille qui mouille.  »

 

Il mouillera bientôt, mais la journée s'annonce d'azur.

Au programme du matin  : visite guidée du «  circuit rimbaldien  ».

Un jeune homme de la trentaine menait la danse – départ Place Ducale. Paul  se fondit aux touristes lambda.

«Alors oui... Charleville est, dites-vous, une jeune fille. Intéressant. Attendez je note. Oui et puis «  place marchande de par la Meuse qui a trois méandres, c'est ça  ? «  Marchés... ferronnerie... Deux grands foyers industriels  : cuisinières de ville et fabrication de très célèbres mousquets qui ont servi surtout à la guerre civile américaine. OK, mais encore  ? Charleville politiquement très faible. D'accord. 1870: disparition de la moitié de la ville de Mézières. Charleville forte économiquement. Bon, et puis  ?

Ah  ! La maison où est né Arthur  ! Diable  ! Pourquoi je ne pleure pas  ? Mais regarde, y a marqué, là  : «  Arthur Rimbaud est né ici  ». – C'est pas si différent de la porte d'à côté où il aurait tout aussi bien naître... Est-ce parce que je ne suis pas seul ou qu'on peut pas rentrer à l'intérieur que ça me fait rien  ou pas grand chose, pas comme je devrais? Bah non, ducon  ! On ne se souvient pas de sa naissance  ! Mais, je ne me souviens guère du reste...

«  Le père d'Arthur – ah, on y vient  ! – venait le jeudi à la gare. Ainsi Vitalie Cuif connaît le futur père d'Arthur. Père missionné toujours plus loin. Famille vit des rentes qu'il envoie. Un jour, il ne revient plus de rentes. (Attendez, un peu!) Mme Rimbaud apprend son abandon de la famille. Faut arrondir les angles du portrait qu'on a fait d'elle. La mère va devoir être cantinière, faire le ménage pour subvenir aux besoins de la famille.  » Ah ouais, ça ça m'intéresse. La famille va habiter jusqu'à sept maisons  ? La vache  ! Et «  la vie d'Arthur est rythmée dans son enfance par trois trajets limitatifs ( trois méandres, trois trajets...) avant qu'il ne fugue  sans doute avec la complicité de son ami Ernest Delahaye rencontré à Mézières:

  • Aller à l'école

  • Aller à l'église

  • Aller au marché  »

Ah ça c'est drôle, je me souviens de trois trajets hebdomadaires dans mon enfance  : aller à l'école, aller à la salle du Royaume, aller au marché, le mercredi...

En dehors de cela, interdiction de fréquenter les enfants de la rue.

Moi, c'était théoriquement le cas, mais en pratique, on jouait avec les enfants du quartier.

Pardon  ?

«  Première déception d'Arthur dans le journalisme à Mézières, vous avez dit  ? Il déposait de petits billets signés Jean Boderie (prénom important à souligner, je souligne). L'un des articles a été retenu: "Le rêve de Bismarck" (découvert en 2007). Ainsi, il y a eu Rimbaud le journaliste avant Rimbaud le poète.  » Je note.

«  Charleville: ville italienne.  » L'Italie occupe aussi l'Abyssinie.. «  Pleine révolution industrielle  », – c'est entendu. «  Petite bourgeoisie se forme.  » Ça va avec...

Le grand- père va aider beaucoup beaucoup la famille  ? Beaucoup beaucoup  ? Mais le maternel ou le paternel  ? Le maternel évidemment – suis-je bête! Mais comment, j'aimerais bien savoir. Argent. Ah OK.

Attendez. «  Printemps et été à Roche, automne et hiver à Charleville.  » – Notable  !

Donc voici l'école privée où Arthur a été élève extrêmement brillant  ? Ah non, c'est l'école publique que quand plus assez d'argent pour école privée, Arthur connaîtra, Mme Rimbaud ayant trouvé le prétexte, pour sauver son honneur, que l'école privée n'était pas assez bonne. – Sacrée mère  !

«  Clivages sociaux...  » Rien de nouveau sous le soleil... Ah donc voici ce fameux Square de la gare où Arthur a écrit À la Musique qui parle de «  l'orchestre militaire, au milieu du jardin, où aussi y' a des voyous qui ricanent le long des gazons verts. Mais moi, j'aimerais bien me voir  : «  Moi, je suis débraillé comme un étudiant sous les marronniers verts les alertes fillettes  » («  fillettes  » à la rime pour dire «  étudiantes  », mais vous vous rendez compte, vous qui lisez, que ce n'est pas français?)  : elles le savent bien, et tournent en riant, vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes. Je ne dis pas un mot  : je regarde toujours la chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles  : Je suis, sous le corsage et les frêles atours, le dos divin après la courbe des épaules. J'ai bien déniché la bottine, le bas... – Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.  Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas.. oui – et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres...  » Suspense palpitant  ! Bon je vois qu'il n'y a plus les marronniers, mais trève. Les Effarés ont aussi été écrits ici, dites-vous  ?Oui parce qu'il y avait aussi un boulanger, dans le coin, j'imagine... «  À genoux, cinq petits, – misère  ! – regardent le boulanger faire le lourd pain blond...  » C'est effarant  !

Bon et puis... passons. «  Grand-père Cuif sans doute va nourrir Rimbaud de lectures. Au contraire, sa mère va les limiter.  » Donc, le même grand-père qui aidait pécuniairement... Mais ça me rappelle que si la religion a été pour moi limitative en terme de lectures, ma mère m'a davantage nourri en cela que celle d'Arthur, parce qu'elle aimait lire, et que si elle avait été choquée par ma lecture sous lit de Baudelaire, surtout en voyant le titre «  Litanie à Satan  » qu'elle ne comprenait pas que ce pu être une litanie à Dieu détournée, grâce à elle j'ai lu un des plus grands romans d'amour  : Jane Eyre de Charlotte Brontë, publié en 1847.

«  Église Saint-Remi: construite, née en même temps qu'AR. Là où il fut baptisé et reçut communion.  » Ok.

Ne pas manquer d'aller visiter aussi l'église de Voncq et surtout celle de Chufilly (il s'agit en fait de Méry, à côté de Roche)  . Quoi, vous dites  ? Il y a à Roche une dame passionnée de Rimbaud  ? – Je voudrais bien la rencontrer, ma foi...

Hein  ? Quoi  ? Le manuscrit de Voyelles que j'ai vu au Musée est un faux  ? Salauds  ! – Le papier était très mauvais; on ne l'expose pas, car il s'effriterait au moindre souffle. Ah ouais OK. Mais faut pas le dire alors.

«  Rimbaud en prison après fugue par le train sans billet: on donnait des peines symbolique pour fraude.  » Je vois pas le rapport avec choucroute  !

Vous dites qu'il faut absolument visiter Musée de Juniville à 18 km de Roche, dit «  le Musée Verlaine  », lequel a acheté une ferme à Coulomnes? Ah ouais. Je l'ignorais.

«  Rimbaud va intégrer l'armée néerlandaise qui permet de voyager gratuitement.  » Bon et puis  ? «  Il va être convoyeur.  » Ok. «  Rimbaud trafiquant d'armes est plus un fantasme qu'une réalité: il ne va faire que reprendre des missions qui n'étaient pas les siennes.  » C'est vu.

Il se retrouve tout seul à gérer, à mener à bien, ballotté, quémandé, etc. – Le pauvre  !

«  Harar est aussi une ville marchande (comme Charleville)  » Ah. Original. Et Aden compte pour des prunes  ? «  Rimbaud va devenir administratif et comptable  » – fait incompréhensible, dites-vous  ?

«Arthur fait son dernier voyage à Roche avant sa mort et c'est la première fois de sa vie où il décide de revenir volontairement dans son pays natal.  » Faux  ! Il y revient volontairement deux fois en 1878 et 1879 pour aider aux travaux des champs, pour les deux seules fois de sa vie.

«  Il comptait mourir en Abyssinie, il mourra à Marseille.  » Non  ! il comptait être enterré en Abyssinie, nuance  ! Et puis n'a t-on pas justement dit qu'il est mort au carrefour français de l'Orient et de l'Occident, du Nord au Sud – belle croix  !

«  À Mézières, il y avait la cabane du maraîcher, là où Arthur retrouvait Ernest.  » Ah ça  ! J'aimerais bien voir l'endroit...

Un ardennais nommé Rimbaud: à lire absolument  ? J'achète  !

«  Rimbaud ne fut réhabilité à Charleville que dans les années 70. Avant, on le rejetait en raison de son rejet de Charleville. Pendant les deux guerres, pas le temps de s'occuper de Rimbaud, pas de place pour lui.  » Eh  ! Comme par hasard, je suis né dans les années 70 et j'adore cette période, musicalement parlant  …

 

Visite guidée terminée.

 

Paul décida d'aller sur le second grand lieu de pèlerinage «  rimbaldien  » (plus que ne l'est son lieu de naissance signalé par une pancarte dans la rue Bérégovoy, anciennement rue Napoléon, puis rue Thiers, – lieu qui l'avait laissé froid). Cette deuxième «  station  » était l'église de Saint-Rémi, au temps d'Arthur «Église de Notre-Dame  », née en même temps que lui, construite dans un style néo-roman (voire néo-gothique et même néo-byzantin...) sur l'emplacement d'une ancienne chapelle. Là avait eu lieu trois événements majeurs de son existence: son baptême, sa communion et surtout ses obsèques (qui semblaient avoir été oubliées par le guide, – ou Paul n'avait pas entendu ou pas eu le temps de noter.)

Paul entra dans le sanctuaire. Il eut une étrange sensation. Il s'assit et fut une fois de plus secoué, chamboulé. Il écrivit à la suite dans son journal de voyage  :

«  Grande pleurade dans l'église Saint Rémi. Il y a l'église Saint Rémi et il y a toutes les autres. Il faut peut-être y avoir été baptisé et obséqué pour comprendre. Il est enseveli dans mon ventre, mais l'encens de son âme s'est répandu en mon temple de chair.  »

C'est sans doute dans cette Église que sa mère, Vitalie Cuif, avait vécu une apparition de son fils dont elle témoigne dans une lettre écrite à sa fille Isabelle, le 9 juin 1899 (autrement dit  : 9999...  ) et cela n'avait peut-être pas échappé – sensitivement – à Paul.

Ce passage émouvant qui avait été pour le commissaire Belpomme la porte d'entrée à l'oeuvre d'Arthur et que Paul avait consigné dans son roman en cours  : Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur, le voici encore une fois  :

 

"Hier, pour moi, jour de grande émotion, j'ai versé bien des larmes, et cependant, au fond des ces larmes, je sentais un certain bonheur que je ne saurais expliquer. Hier donc, je venais d'arriver à la messe, j'étais encore à genoux faisant ma prière, lorsqu'arrive près de moi quelqu'un, à qui je ne faisais pas attention; et je vois posée sous mes yeux contre le pilier une béquille, comme le pauvre Arthur en avait une. Je tourne ma tête et je reste anéantie: c'était bien Arthur lui-même: même taille, même âge, même figure, peau blanche grisâtre, point de barbe mais de petites moustaches; et puis une jambe de moins; et ce garçon me regardait avec une sympathie extraordinaire."

 

 

 

 

XIX

 

 

OÙ PAUL FAIT UNE RENCONTRE FORMIDABLE À LA MÉDIATHÈQUE

 

Après ce moment fort, notre Paul eut grand besoin d'un bon bol d'air, d'abord  ; ensuite, d'une activité plus «  cool  », si vous voyez ce que je veux dire. Il était allé, suivant les indications d'une femme d'accueil du Vieux-Moulin (Musée Rimbaud, se situant par ailleurs dans l'axe de son lieu de naissance, en passant par la place Ducale) chercher la librairie Rimbaud et la Médiathèque "Voyelles". Il passa devant une bouquinerie: «  Le Temps des Cerises.  » Une jeune fille lui indiqua La Médiathèque.

Arrivée à elle, Paul fit effectivement face à l'ancien bâtiment qui s'appelait auparavant Institut Rossat, là où l'enfant Arthur Rimbaud fit ses classes jusqu'à l'âge de 15 ans, notamment avec ce très particulier professeur nommé Ariste L'héritier.

Le bâtiment était long et vieux. Il avait été couvent avant de devenir collège. Et là, il semblait désaffecté. De la paperasserie en vrac était visible de quelques fenêtres. Au bout de l'aile droite faisait angle un autre bâtiment qui contrastait avec sa grande entrée vitrée: celle de la médiathèque.

Paul entrait au royaume des livres.

Du noir sur le blanc.

En effet, "livre" – détail significatif pour Paul – vient du latin liber, "feuille d'aubier sur laquelle on écrivait". Quant à "aubier", nom commun du saule, cela vient de albus: "blanc". Il ne restait plus qu'à faire parler le vide, puits de lumière.

N'oublions pas que Paul, rat de bibliothèque, avait fait une formation «  paysagère  »  ; d'ailleurs, sa matière préférée était la reconnaissance des végétaux avec leurs noms latins. Aesculus Hippocastanum – marronnier d'Inde – l'avait impressionné, et il ne l'avait pas oublié depuis...

Au coeur de "Voyelles" (qui lui fit penser au Commissaire Belpomme...) se nichait aussi un centre d'études rimbaldiennes. Là, de nombreux manuscrits du poète étaient conservés précieusement.

Deux femmes à l'accueil lui firent face. Celle de gauche était plutôt jolie, maghrébine ou israélienne à ce qu'il lui semblait. Mais Paul s'adressa à celle qui se trouvait à sa portée. Il lui demandai si elle connaissait bien la vie de Rimbaud, car il recherchait une réponse à une question. Elle lui répondit par la négative, mais l'invita à monter à la salle d'étude et de demander une certaine femme.

Ce qu'il fit: il monta au deuxième étage, traversa les myriades de livres rayonnés. Il entra enfin dans une salle: le Saint du Tabernacle, – le Très Saint devant être l'entrepôt des manuscrits de Rimbaud.

Le silence était typique de celui d'une salle d'études. Là, on faisait des recherches sur Rimbaud. Une mine de livres sur lui était à portée de main. Paul posa sa question à la femme. Elle ne savait pas, c'était certain. Alors, elle fit appel à un petit homme consultant, derrière ses lunettes et sa barbe, un grand volume, – un incunable?

Un érudit de Rimbaud, un rimbaldien, cela se voit. Et Paul fuyait les rimbaldiens, que d'aucuns trouvaient ennuyeux. Il espérait ne pas en faire partie, comme le commissaire Belpomme. Passionné, c'est tout, mais pas atteint de «  rimbaldomanie  » – une maladie qui faisait souvent de ses victimes des enragés. Il pensait qu'il se ferait traiter de tous les noms d'oiseaux (ni de France, ni d'Éthiopie) par des rimbaldiens et verlainiens tout azimut qui auraient lus Rimbaud passion où les mystères d'oiseaux. Euh d'Arthur  ! Oui, s'il y avait bien une espèce d'oiseau que Paul voulait éviter, c'étaient bien ces deux inséparables querelleurs  : les rimbaldios et  les verlainios  ! Il seraient peut-être bien capables de le crucifier avant de réaliser qu'il s'agissait de la réincarnation de leur idole  !

Mais Paul fut quelque peu surpris par le maintien de l'homme et la sympathie qui se dégageait d'un visage rieur, presque bouddhique.

Il était courtois et parlait doucement, lentement, avec noblesse de chevalier et une certaine affectation. Soit! Paul n'avait pas affaire à n'importe qui. Il sentit qu'il tenait là une chance. Que c'était la rencontre déterminante. Il était, si je puis dire, dans la cour des grands.

    • En quoi puis-je vous être utile? dit-il à voix basse, après salutations.

    • Je cherche une réponse à une question, répondit Paul.

    • Je vous écoute.

    • On dit que Djami, le serviteur de Rimbaud, l'a accompagné au Caire. Mais nulle part dans la correspondance d'Abyssinie il n'en ai fait mention. Existe t-il une preuve de cela?

Ce chercheur le poussa naturellement à faire des recherches. Ici, c'était le paradis: une bibliothèque consacrée à Rimbaud!

L'homme laissa son gros "incunable" qu'il consultait, puis guida Paul – dans le type d'ouvrages où il pourrait trouver réponse.

      • Il y a beaucoup à consulter, cela risque de prendre beaucoup de temps, remarqua Paul.

      • Allons-donc dehors pour parler, répondit l'homme.

Paul fut un peu surpris, mais ravi de la démarche.

Ils sortirent de la salle d'étude.

D'une voix à peine plus haute qu'au-dedans, Jean-Michel lui dit:

      • En fait, il existe bien une preuve. Sur le passeport de Rimbaud au Caire. Il y est inscrit le nom Djami.

Paul branla la tête. Il avait de quoi avoir la banane.

      • Et où peut-on trouver une photocopie de ce passeport?

      • Je vous invite à chercher dans les livres mis à disposition. Je peux vous guider dans vos recherches. J'ai, par ailleurs, du travail à faire.

      • Je reviendrais un autre jour avec plaisir, dit Paul qui eut une petite pensée pour Juliette. Dans six jours, maintenant  ! Mais viendrait-elle  ? Ses pas sur ceux de Rimbaud lui permettait de ne pas trop y penser, de ne pas trop s'inquiéter.

      • Comme vous voulez, lui répondit le chercheur en Rimbaldie. La bibliothèque est à votre disposition, dans les heures d'ouvertures qui lui sont imparties, bien-sûr. N'hésitez surtout pas à me demander de l'aide.

      • Oui, merci.

L'homme caressait sa barbe et perçait Paul de ses yeux aux paupières resserrées. Le calme respirait en lui. Cela et son regard riant lui faisaient vraiment quelque peu songer à un bouddha, mais un bouddha affecté, précieux.

      • Bien...

Il le dardait.

      • Mais dites-moi, pourquoi vous intéressez-vous à Djami?

Il emmenait Paul sur un chemin qu'il voulait éviter de dérouler. Le commissaire Belpomme lui avait longuement parlé de lui et du poète soufi portant le nom de Djâmi. Il avait fait une correspondance entre les deux noms, à un chapeau près... «  Aller sur ce terrain, ce serait précipiter son avis sur moi et mon roman...  », se disait-Paul. Surtout qu'Arthur Belpomme en concluait que Djami pouvait très bien être soufi et que cela aurait retenti en Rimbaud. Une seule stratégie alors: le détournement.

      • Eh bien... Justement, je voulais vous parler aussi d'autre chose. Je suis en train d'écrire un livre inspiré de la vie de Rimbaud.

En disant cela, Paul pris conscience de l'énormité de son propos. Il ne put contenir un petit rire. «  Comment? je suis à côté de la caverne d'Ali-baba et je voudrais... j'ai la prétention d'ajouter un livre à ce trésor déjà grand, aux multiples pièces, un livre qui prenne place dans les rayons de la "Rimbauthèque"?  »

      • Très bien... lui fait l'homme intrigué. S'agit-il d'un essai, d'une biographie?

      • Non, il s'agit d'un roman suivi de documents.

      • Intéressant. Sachez que je suis éditeur.

      • Ah bon?

      • Mais je ne publie pas de romans.

      • Ah.

      • Par contre, je veux bien jeter un oeil sur votre livre et éventuellement le proposer à d'autres éditeurs.

Il marqua une pause. Puis il fit sentir la séparation:

      • Bien, je suis ravie de vous avoir rencontré...

      • Paul. Et vous?

À ce nom les sourcils broussailleux de l'homme s'étaient relevées

      • Jean-Michel. Là, je n'ai pas trop de temps, je suis bien occupé par mes recherches. Mais ce que je peux vous proposer, c'est de prendre un verre ensemble demain en fin de matinée.

      • Je veux bien. Où ça?

      • Place Ducale, cela vous convient-il? Tenez, prenez ma carte de visite et retéléphonez-moi demain matin à partir de 10h, je vous dirai dans quel café se donner rendez-vous.

«  Place Ducale! Comme par hasard! se dit Paul. L'éditeur demain, Juliette dans six jours, cinq à partir de demain. Jean-Michel le matin, Juliette le soir...

Ils s'échangèrent une poignée de main chaleureuse.

      • À demain Paul.

      • À demain Jean-Michel.

On saura plus loin la définition de Jean. Ici je donne celle probable de Michel: "qui est comme Dieu"...

 

 

 

 

 

XX

 

OÙ PAUL FAIT LA RENCONTRE D'UNE DEMOISELLE

SEMBLANT FAIRE CONCURRENCE À JULIETTE.

 

 

Paul était aux anges. Il avait des anges dans ses poches pas crevées...

Mais, il avait repéré une charmante jeune fille à la médiathèque, et il attendait qu'elle sorte pour lui proposer de prendre un verre.

Avait-il tellement envie... «  Eh  ! Paul  ! T'as un sex shop en face, si tu veux  !  » Mais à Paul, ça ne lui disait rien d'entrer dans des lieux pareils. Et pourquoi pas aller voir les...

Putain, moi ce que j'ai envie, c'est d'une vraie rencontre, pas d'une dégradante prostitution  !

«  Dégradante  »  ! Voilà qu'il employait un terme qu'il avait tant entendu chez les «  Jéhovah  », comme disait sa grand-mère. Il ne croyait certes pas que la prostitution de la femme fût «  gradante  », sauf peut-être exceptions, et le «  service sexuel  » que la femme rendait à l'homme clochait, «  visait mal  » (c'est dire péchait) dans ce que (outre que la monnaie d'échange servait de blanchissement), il n'existait le pareil service rendu à la femme par l'homme. Et certes, Paul fantasmait de rendre un service de déverginisateur, mais pas avec la première venue qui pourrait ne point lui plaire.

Et alors, Juliette, s'était-elle volatilisée  ?  Non, mais, Paul s'était dit  : «  Et si elle vient pas, si elle s'est même foutu de moi  ? Et si je meurs demain  ? Je serais passé peut-être à côté d'une occasion. Je n'ai aucun engagement avec Juliette. Et y a pas à chier  : le présent est impérial  ! Alors  : deux plutôt qu'une  ; deux plutôt qu'aucune. Cela ne m'engage à rien de faire un peu connaissance avec elle. J'ai le temps pour sept rendez-vous  ! Et puis, si je vois en prenant un verre avec elle, que ça ne colle pas, cela renforcera l'idée que c'est Juliette. Qu'elle est faite pour moi.  »

Paul se tenait assis, contre le mur de la médiathèque et il attendait. «  Peut-être que l'érudit va sortir avant elle et me voir. J'aurais l'air fin  !»

Il roula une cigarette (cela lui arrivait, il avait pris sa première à 22 ans, soit dix ans avant de n'être plus puceau...) Une porte s'ouvrit et il vit la demoiselle accompagnée d'une autre.

    • Pardon, vous n'auriez pas du feu?

    • Si.

Elle sortit de son sac à main un briquet et le lui tendit. Paul pouvait contempler son visage basané. 

Merci.

Il alluma sa cigarette et lui tendit à son tour la boîte à roulette flambeuse.

      • Merci beaucoup.

      • De rien. Au revoir.

Elle se retourna pour partir.

    • Pardon...

    • Oui?

Paul lui avait-il demandé son nom ou son origine, ou lui avait-il dit: "Je vous trouve très belle?" sur quoi elle lui aurait répondu "Merci"? Ou encore est-ce qu'il lui avait demandé si elle voulait prendre un verre, à quoi elle aurait répondu qu'elle n'avait pas le temps pour aussitôt se détourner? Ou avait-il dit seulement "Pardon" et se serait-elle retournée vers lui sans qu'il ne puisse ajouter autre mot que "Euh rien"? Le fait est que Paul, troublé, ne s'en souvenait plus en y repensant ensuite.

La jeune femme fila. Je devrais dire "elles". L'essentiel était que de ce bref échange de feu à feu, Paul était maintenant certain que, quant à lui, elle ne valait pas sa petite Juliette. Il s'était trompé sur cette fille. Elle avait beau baigner parmi les livres et sembler avoir la trentaine, en tout cas plus proche de son âge que Juliette ne l'était, elle ne lui correspondait pas, il le sentait.

Il eût préféré, d'ailleurs, sentir autre chose...

Toi aussi Arthur, hein?

 

"Et le soir, aux rayons de lune, qui lui font

Aux contours du cul des bavures de lumière,

Une ombre avec détails s'accroupit, sur un fond

De neige rose ainsi qu'une rose trémière...

"Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond."

 

 

 

 

XXI

 

OÙ ARTHUR, ENFIN PAUL, PASSE DU TEMPS DANS LA LIBRAIRIE RIMBAUD

 

 

Se recentrer sur Arthur Rimbaud devenait nécessaire. Motivation  : Juliette  !

Paul alla donc à la librairie Rimbaud en espérant qu'elle soit ouverte. Guidé par deux passants, il la trouva.

Cela ne changeait guère de la médiathèque ou bibliothèque: en anglais, bibliothèque se dit Library.

Mais, sa curiosité éveillée par le titre Un Ardennais nommé Rimbaud conseillé par le guide touristique devait s'y trouver, il l'espérait.

La librairie localisée, Paul entra et consulta le rayon «  Rimbaud  ». Un peu naïvement, il croyait que la librairie lui était entièrement consacrée. Mais il existe aussi à Charleville le "Café Rimbaud", et le "Rimbaud Coiffure". Rien de plus conventionnel qu'une librairie porte son nom.

Un rayon et demi sur Rimbaud, c'était maigre par rapport au fonds de la médiathèque, mais bien suffisant pour occuper Paul.

Sans chercher le livre du Rimbaud régional, il lut des titres et tira du rayon l'un d'eux qui le séduit tout de suite  par son intitulé  : "Les dessins de Rimbaud", de la main du spécialiste Jean-Jacques Lefrère, l'homme aux livres de pas moins de mille pages...

Il était l'homme surtout, j'allais oublier, qui avait fait connaître au printemps 2010 et diffusé par un mille-et-une page intitulé La correspondance posthume de Rimbaud le nouveau visage présumé de celui-ci – mais présenté comme étant incontestable (sinon, il n'aurait pas été affiché en couverture...) Cette position lui avait valu l'opposition d'autres rimbaldiens, on le sait. On lui reprochait d'être un rimbaldien d'épicerie et à «  sensation  », qui n'était même pas intéressé par la poésie (Même pas Sensation?)  , même pas celle de celui qu'il étudiait. D'ailleurs, l'homme qui l'intéressait n'étant pas le poète, Rimbaud l'africain lui convenait parfaitement. Or, Paul saura plus tard que le chercheur et éditeur rencontré à la médiathèque faisait partie de ses farouches opposants.

Pour le moment, Paul, tenant en main ce livre d'une taille raisonnable pour un Lefrère (et ayant l'avantage d'être plus illustré que textué), se délectait des dessins de Rimbaud reproduits, dont un portrait étonnant qui serait celui de sa mère. Dans les documents de son livre Rimbaud passion où les mystères d'Arthur, Paul en avait fait une analyse qui se rapprochait, il lui semblait, de la vision de Lefrère. Réminiscence au moment où il écrivait dessus? Il croyait à ce moment-là qu'il avait découvert quelque chose confirmant que cette femme représentait bien sa mère. En bas de sa robe ou tablier, on voyait un personnage minuscule assis de dos: Rimbaud convalescent à son retour d'Abyssinie. Plus haut, à sa droite se trouvait un bâtiment: la ferme de Roche, où il séjourna pour la dernière fois. Sa mère assise le dominait de toute sa grandeur de géante.

Paul consulta enfin divers ouvrages. Plus légers, moins encombrants, moins chers. Son regard se fixa sur Rimbaud mourant qui regroupaient diverses lettres et articles de sa soeur Isabelle. C'étaient les articles – l'un qu'il avait lu sur internet, d'autres qu'il ne connaissait pas du tout, qui le poussèrent à l'acquérir.

Enfin, il vit au dernier moment Un Ardennais nommé Rimbaud. Allez, hop, panier  !

Il alla payer...

Surprise! La caissière lâcha une grosse caisse... mais non, lui tendit un sourire.

Paul alla sur ce baume au cœur prendre une bonne douche et se reposer. Il en avait bien besoin...

 

 

 

XXII

 

OÙ PAUL PASSE DE L'HALLUCINATION AU DÉLIRE ET DU DÉLIRE À UNE ÉTUDE DU PLUS GRAND SÉRIEUX

 

 

Son corps aspergé d'eau de la tête au pied, Paul se sentit détendu comme une chatte au soleil.

Il alla à sa tente, frais dispos, quand, en chemin, il aperçut une nouvelle venue – nouvelle recrue? – plutôt jolie et plantureuse, jouant de la guitare les jambes écartées, nues jusqu'au ras de la foufoune. Mais peut-être l'avait-elle rasée. C'était la mode, – pas celle de du temps de Rimbaud. Pour être «  absolument moderne  », Paul devait-il se raser le pubis  ? Enfin, pour la rasade, Paul en doutait  : la fille faisait plutôt genre méridionale, gitane ou portugaise. «  Il doit y avoir un sacré mont de Vénus là-dessous...  C'est de la provocation du Ciel, ma parole!  »

Un avion passait au-dessus de leurs têtes éjaculant sans fin une traînée blanche dans le con infini, infiniment bleu, du ciel.

Et Paul d'improviser dans sa tête  :

«  L'avion, ça fait lever les yeux.

La femme, ça fait lever la queue...

Ainsi chantait Arthur quand il voyait un avis (à la population)planer au-dessus de sa tête. Ouais-ouais! C'était un drôle d'oiseau drôlement inspiré!  (avis  : nom latin de «  oiseau  »...)

«  En plus, elle a une belle et profonde voix, la bohémienne: c'est signe d'un beau et profond vagin... Ça y est, c'est parti, c'est la chevauchée vers le Walhalla, la Walkyrie des wagina. C'est la folie! Wotan en emporte le vent. Je veux une gaine, un fourreau. J'ai l'épée! Elle est dure comme du fer et chaude comme un tison sans qu'on douille avec! C'est là Excalibur: une fois planté, on ne peut plus l'enlever... Entendez qu'on peut plus s'en passer. Femmes, Amour-Vénus, libératrices et exhibatrices de la divine Rosée, évasez grand-grand vos papattes, j'arrive dans votre Gra... – aah!... – aaal!...  »

Une autre Illumination  ?

Du calme, du calme...

Enfin, la tentation était grande de l'inviter dans sa tente bancale.

«  Plus tard peut-être. Tu ne me détourneras pas de Juliette. Le rendez-vous est proche. Prends garde, Paul, à ce que ce grand jour ne vienne comme un voleur dans la nuit et qu'il te passe sous le nez... Reste éveillé! – I Thessaloniciens 5: 2-7!  »

C'est ainsi que bâton de joie peut se rabattre entre les jambes, serein, patient, – et c'est ainsi que lui, Saint-Antoine de Padoue perdu, put rassembler son énergie en soi et se rendre, se consacrer entièrement à l'esprit  : pour preuve sa lecture l'introduction de Rimbaud mourant.

 

C'est là qu'on verra Paul étudiant – non plus de la Bible..., mais de Arthur Rimbaud. Ce qu'on a eu l'occasion de percevoir, mais là... il y avait du profond qui touchait à sa vie, à lui, Paul Delaroche.

Un passage en particulier l'interpella. Il citait largement le philosophe Hegel (ça c'est du sérieux – et on en soulignera le mot clé et leitmotiv):

«  ...c'est parce que le frère est celui par qui la "famille fermée sur elle-même se dissout et sort d'elle même", c'est parce que, grâce à lui, "l'esprit de la famille devient une individualité qui se tourne vers autre chose et passe dans la conscience de l'universalité", c'est parce que le frère quitte le souci négatif de la famille "pour aller conquérir et produire le souci éthique effectif, conscient de lui-même", c'est à cause de ce rôle fondamental du frère que "pour la soeur, la perte du frère est irremplaçable et le devoir qu'elle a envers lui est le devoir suprême." Et le préfacier d'ajouter  : «  Disons alors que, bien plus qu'Arthur, Isabelle aura été profondément hégélienne.  »

Bizarrement, ce passage obscur toucha Paul bizarrement. Il le relut maintes fois. Il sentait qu'il tenait quelque chose non seulement par rapport à Rimbaud, sa sœur et globalement sa famille, mais que cette chose indéfinissable, ineffable, presque indicible touchait à lui-même et sa famille. En gros, cela signifiait pour lui, Paul, qu'il avait eu un rôle salutaire à jouer dans sa famille en tant que frère de sa sœur...

Mais il fallait remonter plus haut dans la préface pour comprendre le rapport d'Isabelle à son frère Arthur  : «  Il y a cependant une exclamation qui revenait sans cesse  : Allah  ! Allah Kerim  ! – Oh  ! Dans ces deux moments-là, comme je voyais bien toute sa pensée  ».

Ce qui est arrivé, ce qui arrive, ce qui arrivera est la Volonté de Dieu.

Le préfacier continuait en dissociant Arthur de sa sœur hégélienne  :

«  Rimbaud lui était rimbaldien comme en témoignent les premiers versets de "Dévotion" – ces vers qui mèneront Paul au nœud de sa préoccupation:

"À ma soeur Louise de Voringhem [...]

À ma soeur Léonie Aubois d'Ashby [...]"  »

Rimbaldien, Arthur Rimbaud  ? Le préfacier voulait dire évidemment qu'il n'était que lui-même. On ne pouvait dans cette suite de noms mystérieux qui valaient un anonymat voir une pensée philosophique rattachée à tel philosophe. Il rendait un hommage mystérieux dont lui seul possédait la clé.

«  Entre parenthèse, se dit Paul par rapport à ces deux vers qu'il connaissait bien, un Serge Hutin faisant de Rimbaud un adepte du tantrisme se reposait sur ce passage pour se demander si l'une de ces femmes "de très haute connaissance" n'aurait pas été son initiatrice tantrique.

«  Cependant, pour la première, celle de Flandres, la cornette bleue tournée vers la mer du nord supposait davantage une religieuse, peut-être une de celles qui ont soigné le poète à l'hôpital Saint-Jean de Bruxelles après le coup de revolver de Verlaine.

«  Une telle initiation sur la voie de la Connaissance – quelle que soit l'outil ou les outils utilisés: tantrisme, alchimie, kabbale, yogisme, etc. – ne peut s'improviser en quelques jours; cela demande un suivi – J'en sais quelque chose  !... Or, Rimbaud rentrait à Roche dix jours plus tard.  »

 

"Saint Jean"! a-t-on lu comme Paul.

C'est là où son étude devait le mener par des chemins obscurs, tordus. Et justement, il lisait présentement dans la partie intitulée Le dernier voyage de Rimbaud, qu'après son séjour à Roche, Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud "se fit inscrire" à son retour à l'hôpital de la Conception "sous le nom de Jean Rimbaud"... Chose dont le Commissaire Belpomme lui avait fait part.

Pourquoi Paul accordait t-il tant d'importance à ce fait  ?

Son étude nous le dévoilerait-il  ?

«  Saint Jean, dont on a dit que son évangile était celui de l'amour commençait celui-ci par: "Au commencement était le Verbe, et le verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu " (Traduction de l'Abbé Crampon). Il a écrit aussi au début de La Révélation "(de Jésus Christ") faussement traduit par "Apocalypse" ( voir quand même la pâtisserie de l'Apocalypse d'Angéite...) : "Je suis l'Alpha et l'Oméga". Parole de Dieu. Dieu le Verbe.

«  À cette instant décisif, Rimbaud étreint de visions dans sa souffrance était selon toute apparence inspiré. Il reconnaissait une affiliation avec l'évangéliste Saint-Jean.  »

  Paul n'avait pas tort  : dans la forêt africaine, les jeunes pygmées étaient appelés, lors de leur initiation, à trouver leur nom dans la nature, un autre nom que celui que leurs parents leur avaient donné; leur nom spirituel en quelque sorte. C'est à cela que faisait songer à Paul cette inscription à l'hôpital.

Trouver son Nom, telle était aussi la quête cabalistique, telle était ce que demandait sans doute toute forme de Tradition universelle.

Typical for exemple sont dans la Bible les cas d'Abram qui devient Abraham ou Jacob qui devient Israël.

Par chance, dans son malheur, Rimbaud avait trouvé le sien dans les différents prénoms que ses parents lui avaient donné à sa naissance, cela secondé par le "coup de pouce" de Verlaine l'envoyant en 1873 à l'hôpital portant l'angélique nom évangélique...

"Enfin il vit au loin la prairie poussiéreuse, et les boutons d'or et les marguerites demandant grâce au jour."

L'homme dont il était question ici était Jésus Christ. Rimbaud en parlait ainsi dans ses Proses évangéliques écrites avant le mois de mars 1873.

Dans Rimbaud mourant, sa soeur Isabelle écrivit dans ses notes en marge de la lettre du 5 octobre 1891 adressée à sa mère de l'Hôpital "Saint-Jean":

" Quand il se réveille, il regarde par la fenêtre le soleil brillant toujours dans un ciel sans nuages et il se met à pleurer, disant que jamais plus il ne reverra le soleil dehors: "J'irai sous la terre, me dit-il, et toi tu marcheras dans le soleil!"

 

De Saint-Jean, Paul retombait par cette citation à son rêve. Arthur devait-il sacrifier son nom Arthur pour devenir Jean, un autre homme  ? Et lui, Paul, devait-il sacrifier son nom pour en porter un autre  ?

 

Solum solis. Rimbaud "le ribaud" rendu au sol, fils du Soleil, de Râ. Solis solum.

Tourne, ô sol! Tourne, ô soleil! Tourne, ô page!

 

 

 

 

 

XXIII

 

 

OÙ PAUL DÉCROCHE UN RENDEZ-VOUS EXCEPTIONNEL AVEC JEAN-MICHEL ET OÙ IL FÊTE ÇA DEVANT UNE ARDUINNA ET COMPAGNIE

 

 

 

Jeudi.

Un rêve avait encore visité Paul et l'avait rendu perplexe, mais le matin était beau et chargé en projets. D'abord, téléphoner à Jean-Michel. Ensuite, poursuivre sa visite du Musée de l'Ardenne et prendre au moins en photo la reproduction de Vénus anadyomène à l'entrée. Si il avait encore le temps  : visiter le Centre International de la Marionnette.

10 h: Paul composa dans une cabine le numéro inscrit sur la carte de visite de l'érudit éditeur.

          • Allô?

          • Allô...

          • Bonjour. C'est Paul Delaroche. Je vous ai rencontré hier à la médiathèque.

          • Ah, bonjour, c'est vous! Venez à 12h30 si c'est possible à la Maison des Ailleurs, au numéro 7, là où a vécu Rimbaud durant quatre ans. Je vous invite à dîner. Soyez à l'heure pile. Je vous ouvrirai.

          • C'est d'accord. J'y serai. Merci.

          • À tout à l'heure.

          • À tout à l'heure.

Paul raccrocha. Il décrochait le gros lot! La surprise était de taille. Il était aux anges. Plein de fierté.

Décidément, son âmie Éléonore ne l'avait pas trompée: «  C'est un voyage très important pour toi, tu vas faire des rencontres importantes.  »

Savait-elle tout ce que de dingue il allait vivre  ?

Déjà, il y avait eu Juliette qu'il attendait de revoir avec gourmandise, et maintenant c'était la perspective d'un dîner avec un éditeur spécialiste de Rimbaud, dans la maison même où notre poète avait vécu de 1870 à 1874, soit pendant toute sa période littéraire pour ainsi dire!

Royal! Paul était passé de la place Ducale à la place Royale!

WOUH-OUH!

Il ne se sentait plus. Il décrocha...

Ce nouveau signe lui redonna quelque confiance pour le rendez-vous avec Juliette, – Mardi, 19 h, place Duc...

...Ducalme!

 

Allez, une Arduinna pour fêter ça  ?

Retour camping.

Chris servit à Paul une bière de Diane des Ardennes. Toujours le tee-shirt trempée de sueur. Le bedon, la moue, le grand bleu amorphe de ses yeux piqués de frites.

Il parla sur la terrasse au soleil de sa vie sentimentale assez alambiquée. Cette ouverture du cœur toucha Paul. Chris lui dit que ce n'était rien à côté d'autres (cela sans doute pour relativiser sa situation). Il avait connu un homme qui avait collectionné sept femmes. Il en avait sept d'un coup. «  Comme le vaillant petit tailleur  », se dit Paul. Cet homme, lui apprit Chris, tombait facilement amoureux; mais ces multiples relations étaient source de stress pour lui. Tout gérer les rendez-vous sans être pris "en faute": un vrai challenge. Sa nature était telle. Il assumait.

C'est ce qu'il lui avait dit  à Chris: «  J'assume  ».

      • C'est bien, il ne culpabilisait pas, fit Paul.

      • Oh non. Surtout pô.

Sur les sept femmes, avait précisé Chris, cet homme n'en aimait qu'une seule, mais elle était mariée. Il avait beaucoup d'affection pour les autres, même de la tendresse, mais non, il ne ressentait rien avec elles. Ce n'était que pour la baise qu'il était avec elles.

  • «  Bizarre, il tombait facilement amoureux, mais il n'en aimait qu'une, releva Paul.

  • Il ne pouvait pas, ou ne savait pas résister aux femmes qui lui plaisaient. J'aime baiser, me disait-il. C'est comme ço.

Paul était impressionné par cette histoire abracadabrante. Il avait du mal à s'imaginer avec sept d'un coup. Il se posa aussi la question si ce que Chris lui racontait d'une personne rencontrée n'était pas pour le mettre en garde, lui, Paul, contre une même tendance qu'il aurait à collectionner. Dans les sept jours le séparant de Juliette – maintenant six –, il aurait pu rencontrer six femmes – une par jour –, Juliette étant la septième, – attendant de coucher avec elle comme les six précédentes. Déjà, la veille, il avait bien failli tomber dans le piège.

 

Et lui alors, Chris, c'était quoi son histoire alambiquée  ? Paul se retint de lui poser la question, respectant sa pudeur. Et si un jour il voulait s'ouvrir à lui, Paul l'écouterait sans jugement. Mais, décidément, c'était vraiment un ours au cœur tendre. Paul découvrit qu'il avait une âme artistique. Il était surpris de le découvrir. Chris lui apprit qu'il faisait de la peinture sur ordinateur et qu'il aimerait ne faire que ça. Son genre préféré: les paysages. Lorsque Paul lui déclara qu'il peignait aussi, Chris l'avait regardé un peu surpris. Ce n'était pas le genre à regarder trop son interlocuteur; et là, Paul attirait son attention, une toute particulière. Quelque chose les réunissait. Un bout d'âme en commun. C'était beau. Et Chris – sans équivoque – Paul le trouvait beau. Il faisait ours, et le touchait par sa sensibilité à fleur de poil...

Paul l'admirait. Comme l'homme dont il avait raconté l'histoire, Chris assumait ce qu'il était. Chris avait dit que malgré son stress – car homme stressé il l'était aussi – il était parvenu à son âge à une sérénité intérieure, une sorte d'extase.

Stress et extase, oui, c'est possible!

 

Paul s'était dit que ça ferait un beau portrait de roman, notamment sur ce que Chris avait raconté d'un homme. Paul s'imagina rencontrer cet homme aux sept femmes d'un coup. N'aurait-il pas été tenté de dévoiler son secret pour faire un portrait romanesque vrai, et pour – en tant que son avocat – dire qu'il n'y était pour rien  ? Et comme l'homme avait pour objectif de n'en avoir qu'une – de femme –, il croyait qu'il ne lui en voudrait pas: sans doute lui rendrait-il service.

Et Paul s'imagina confier cela à Chris, et celui-ci de le dissuader et d'ajouter:

«  Sinon, bah... c'est son poing dans ta guôle!  »

 

 

Plus tard, son associé Rémi les rejoignit. Ils parlèrent ensemble en se désaltérant toujours d'une Arduinna.

Rémi demanda à Paul ce qu'il avait fait la veille, ne l'ayant pas revu depuis.

  • J'ai été au Musée de Rimbaud.

Il le scruta du regard.

  • T'es en plein Rimbaud...

  • Oui.

  • Il est bien le musée?

  • Oui, il est très intéressant.

  • Qu'est-ce qu'il y a dedans?

Paul lui brossai l'inventaire et fit saisir l'importance du parcours pour les visiteurs curieux. Comme il évoqua les affaires de Rimbaud en Abyssinie, Chris releva:

  • Il a fait de sales choses en Afrique.

  • C'est malgré lui-même qu'il a été marchand d'armes. Il a cherché à être professeur et après être explorateur. La vie en a voulu autrement, expliqua Paul.

Il omit de préciser qu'il n'avait fait que reprendre des missions d'autres personnes, que ça lui était tombé dessus sans qu'il puisse faire autrement. Chris et Rémi se turent.

Paul aimait ce contact avec ces ardennais ignorant beaucoup d'une vie, d'une aventure, d'un homme si célèbre ici, mais qui leur échappait, tout en les interpellant.

La conversation rebondit sur les Musées. Chris lui dit qu'il aimait beaucoup le Louvre. C'était " immense". Paul lui parla de sa visite de l'expo sur William Blake à Paris, l'un des premiers peintres, lui dit-il à s'être défait du réalisme. Il peignait des visions intérieures.

  • Le nom me dit quelque chose, fit Chris.

Paul se demanda si Rimbaud connaissait William Blake et ses recueils poétiques et prophétiques ainsi que ses peintures pré-romantiques et visionnaires. Pas sûr. Mais, il l'aurait sans doute considéré comme un voyant, tout comme les poètes allemands Novalis ou Hölderlin qui répondaient tant à sa vision de la poésie. William Blake, lui, se rapprochait encore plus de Rimbaud par sa dimension prophétique. Comme le commissaire Belpomme lui avait dit, Rimbaud avait écrit dans un devoir latin du collège: "TU VATES ERIS": "Tu seras poète", vates voulant également dire "prophète". Il prophétisait déjà... Et un titre comme Le mariage du Ciel et de l'Enfer du poète et peintre anglais n'aurait pu que lui parler.

- Santé  ! fit Paul.

En portant son verre à ses lèvres, l'Arduinna, comme la bave d'un sanglier, dégoulina sur sa chemise.

  • Et prospérité  ! fit Rémi en riant avec Chris.

Cet dernier semblait avoir suspendu à ses lèvres  :

  • Et amour  !

 

 

 

XXIV

 

OÙ PAUL PASSE DE SON RÊVE DU MATIN À UNE LECTURE ET DE CELLE-CI À UNE PROMENADE ET DE CELLE-CI À UNE NOUVELLE VISITE

DU MUSÉE DE L'ARDENNE.

 

 

Pourquoi Paul n'avait pas annoncé, de joie, son rendez-vous avec un rimbaldien  ? Par pudeur  ? Peut-être qu'il voulait être prudent. Jean-Michel ne pouvait-il se dérober comme Juliette  ?

Paul avait rendez-vous à 12h30. Il n'était que 9 h. Il avait du temps.

Il alla prendre douche. Pendant celle-ci lui revint en tête son rêve.

Celui-ci commençait à lui parler.

C'était une suite de paroles sur fond d'une vague image de Rimbaud caravanier en Afrique. Paul ne se souvenait qu'assez vaguement de quelques pensées qui avaient traversées sa tête, qui y avaient défilé comme de l'écriture automatique, et s'était-il dit  : «  Que n'y a t-il d'enregistreurs de rêves  !  » pour aussitôt se raviser, conscient que cela préservait la liberté. Ce qu'il avait retenu  ?

«  Sous 22 degrés (?) il n'est personne (ou plus personne), il met un temps fou pour démarrer (la caravane). Il est chassé de la République des Lettres.  »

Paul fit une triple interprétation.

Premièrement, c'était comme si il avait revécu un discours d'Arthur Rimbaud quelque part en Europe, avant d'arriver en Afrique. Il faisait 22 degrés (ou symboliquement il avait 22 ans)  ; il n'était plus personne ou plus personne dans le monde des Lettres. Par ce qu'il avait vécu avec Verlaine et par son écriture d'Une Saison en enfer qui l'avait transformé, Rimbaud se voyait chassé de lui-même de la République des Lettres  : la France. Mais il avait du mal à faire avancer sa vie (sa caravane).

Deuxièmement  : Arthur se trouvait en Abyssinie, situant entre les 5e et 17e degrés de latitude Nord. Il fallait additionner les chiffres pour trouver  le nombre 22 (ce nombre qui est aussi celui du nombre de lettres de l'alphabet hébreu). Paul avait vraiment l'impression de voir Arthur en Afrique. Là-bas, il était personne. Il n'arrivait même plus à être efficace. Il était – à jamais? – chassé de la République des lettres.

Troisièmement  (et c'était là que le rêve devenait tridimensionnel)  : lui, Paul, avait 22 ans lorsqu'il avait quitté les Témoins de Jéhovah. Il n'était alors plus personne pour eux, chassé de la grande Famille. Il s'en était chassé lui-même. Mais c'est à 22 ans aussi que son aventure poétique avait vraiment commencée. Riche, mais vécue comme un exil  : toujours isolé, il n'avait jamais percé dans le monde ni des Lettres, ni des Arts. Il s'était senti meurtri, «  maudit  » lorsque son recueil Souffle avait été refusée par l'édition qui avait fait entrer Rimbaud dans la Pléiade. Et pourtant, cela lui avait donné une grande liberté et l'avait dégagé du stress de la célébrité, il en était conscient  ; également qu'il n'aurait jamais écrit tout ce qu'il avait écrit en étant publié, – son œuvre aurait été autre, de même que s'il n'avait eu pour modèles Baudelaire ou Rimbaud. Mais, là, aujourd'hui, peut-être que cette «  malédiction  » allait cesser avec la rencontre de Jean-Michel dans la maison de Rimbaud. Peut-être que Paul était mûr pour endosser une gloire qu'il ne voulait pas. Cela l'inquiétait. Et cette inquiétude prend un relief exceptionnel si on connaît un peu l'événement «  surréaliste  » qui avait eu lieu un an avant qu'il soit rapatrié en France, Arthur...

Il avait reçu, daté du 17 juillet 1890, alors qu'il était au Harar, une lettre en provenance de France. Il avait lu dans l'en-tête, peut-être au dos de l'enveloppe  : La France moderne – Rédacteur en chef – Jean Lombard.

Jean...

Et voici ce qu'il lut:

 

«  Monsieur et cher poète,

«  J'ai lu de vos beaux vers: c'est vous dire si je serai heureux et fier de voir le chef de l'école décadente et symboliste collaborer à la France moderne,dont je suis le directeur. Soyez-donc des nôtres.

«  Grands mercis d'avance et sympathie admirative.

Laurent de Gavoty.  »



Une part de lui-même a pu savourer: lui chef de caravanes, le voilà maintenant chef d'une nouvelle école de poètes en France... qui ont découvert où se cachait le génie. Surréaliste! La consécration arrive un peu tard, mais pourquoi, diable, ne l'a-t-il brûlé au lieu de la garder jusqu'à la fin dans sa valise? Prit-il conscience qu'il était devenu une figure mythique pour qu'au moins seize ans après son «  salut à la bont  », on parlait encore de lui et qu'on le réclamait comme chef? Dernière tentation du Christ? Il renonça, ressemblant à ce Rimbaud qui aurait voulu parler à ce super nouveau professeur dont lui avait parlé Delahaye pour le motiver à revenir en cours, après la Commune, et qui était là sur un banc, le super nouveau professeur, mais qu'il laissa plongé dans ses pensées, l'Arthur. Et Paul songea encore à ces vers d' Âge d'or en 1872: «  Environnez-moi/ de gloire pudique  ».

Mais, quel oxygène cette petit missive ne donne t-il pas au milieu de la correspondance, quelle oasis de rêve ne renferme pas cette petit missive!

Cela Paul l'avait noté dans ses documents en annexe de son roman Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur.

 

Paul profita de son temps libre pour continuer alors un peu sa lecture de Rimbaud mourant  ; et le feuilletant, il tomba au hasard sur ce passage de "Rimbaud catholique" traitant longuement des Illuminations et du perdu poème La Chasse spirituelle:

«  Quand on lit les Illuminations, il ne faudrait jamais oublier, comme nous le recommande Paterne Berrichon, que Rimbaud n'est pas seulement un homme, mais l'Homme.  »

«  À méditer. Ça c'est du grand Berrichon!  », se dit Paul.

Plus loin, il savoura cette phrase complexe, signé Isabelle Rimbaud:

«  Si après 1875, il a suspendu son "immense oeuvre", c'est qu'autour de lui le cercle des impossibilités matérielles de recueillement s'est resserré, malentendus, fatigues corporelles, menaces de maladie, nécessité croissante d'activité physique, et a, non pas amoindri son besoin d'infini, car celui qui une fois s'est nourri d'infini en garde à jamais l'appétit, mais a, pour un temps, suspendu la réalisation verbale des prodigieuses randonnées de son esprit.  »

La suite, plus simple, était du même bonheur:

«  La poésie avait été pour Arthur l'amante première et unique. Son mariage de raison avec les exigences sociales ne pouvait l'en détourner radicalement. Le "charme qui l'avait pris âme et corps" devait l'attirer encore. Je crois qu'il s'y livra dès lors en cachette (Paul souligna) par un singulier orgueil, malgré ce que, par excessive pudeur, il en ai dit, malgré qu'il se soit vanté du contraire.  »

Paul applaudissait, exaltait en son coeur.

«  Ce Charme qui l'avait pris âme et corps  » subtilisé aux vers de Ô Saisons ô Châteaux lui fit penser à la fin d'Une Saison en enfer: «  posséder la vérité dans une âme et un corps  ». D'ailleurs, Arthur y inséra lui-même ce poème, légèrement modifié.

Il écrivait dans Une Saison:

 

Ce charme a pris âme et corps

Et dispersé les efforts

 

alors qu'on lisait dans le premier manuscrit  :

 

Ce Charme! Il prit âme et corps,

et dispersa tous efforts.

 

Soit! Laissons cela.

Paul était décidé à se dégourdir les jambes et à faire un second tour, plus approfondi, au Musée de l'Ardenne.

Il ne s'épargna pas cet effort, alors qu'il serait bien, s'avouait-il, resté à lézarder au soleil.

C'était parti.

Mais au lieu de se diriger comme d'habitude vers la Place Ducale, il fut attiré par les hauteurs feuillues surplombant sa tête et le camping. Les hauts du Mont Olympe.

Ainsi Paul fut-il attiré et partit en découverte. Il avait le temps pour ça aussi.

Il grimpa une sente à travers bois débouchant sur un chemin. Le bord gauche était planté de maisons bien ombragées. Il devait y faire bon vivre.

Il se posa sur un banc aménagé à cet effet. Une petite cigarette, face à la pente raide dévalant végétalement jusqu'à la route longeant le camping, et il repartit dans sa petite escapade lui faisant penser quelque peu à un dessin d'une lettre de Delahaye à Verlaine (datant peut-être de mi-décembre 1875) où était représenté Rimbaud entraînant ses amis Delahaye et Millot à grimper vers une maison au sommet de la côte virageuse où était inscrit «  Péquet  » (une eau de vie de genièvre).

Paul rencontra un chêne. Il arrosa le tronc; il tomba un gland... Là, une maison en ruine, ici, un champ montant et bordé d'arbres. Il s'installa à l'ombre. Se recueillit. Il entendit des cris d'enfants. Une marée enfantine dévala le champ en poussant des cris. Filles et garçons. Bien sûr, c'étaient les petites filles qu'on entendait le plus. Il appréciait la compagnie animée qui le laissait tranquille dans son coin.

Une inspiration lui vint  tout haut:

Ouh là là! J'ai mal au gland... Je crois qu'il est en train de me pousser un chêne!

Il n'en est était rien du tout, c'était pour rire. Quand tout autour de lui transpirait le bonheur.

Bon, cette petite détente olympique m'a rasséréné pour la revisite du Musée, dit-il en se levant.

Passage obligé par le pont, par le Musée Rimbaud qu'il salua au passage... par la Place Ducale qu'il traversa.

 

 

Musée de l'Ardenne. Part two.

Paul demanda à la femme de l'accueil – une autre – si il pouvait, non pas aller aux toilettes mais prendre des photos. Elle lui répondit par l'affirmative.

Objectif premier: photographier Vénus Anadyomène. Mais le cliché pris, et cette statuette ayant été anal-ysée plus haut, ce sont d'autres pièces qui méritaient toute son attention. À un étage en-dessous se tenait une figurine déesse-mère allaitant deux enfants. Est-elle du Néolithique? Non, greco-romaine, datant du 1er-2ème siècle! Preuve que les cultes à la déesse-mère étaient toujours vivants. L'intérêt de cette pièce pour Paul résidait évidemment aussi dans ce qu'elle illustrait certains vers de Rimbaud qui pourrait bien s'en être inspiré. Voici les vers:

 

Oh si l'homme puisait encore à ta mamelle

Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle

(«  Soleil et Chair  », mai 1870)

 

Et moindrement:

ô Femme [...]

C'est toi qui pends à nous, porteuse de mamelles [...]

(«  Les Soeurs de charité  », juin 1871)

 

Une autre pièce à un étage en-dessous, plus grande, est un fragment de stèle en grès représentantune Vénus pudique entourée de deux amours et datant de la même période que la figurine précédente. Paul se dit  : «  Quelle belle illustration de:

«  Environnez-moi de gloire pudique...  » dans Âge d'or  !»)

Paul parcourut rapidement le reste et pris de nombreuses photos. C'était l'étage du XIXème siècle où il s'attarda le plus. Des peintures des moeurs campagnardes, des caricatures en statuettes dignes d'un Daumier et qui faisaient écho avec une caricature de bourgeois sur papier croquée par Arthur et vue au Musée Rimbaud, enfin de multiples objets du quotidien illustraient le siècle du poète.

Paul était rempli d'images et d'impressions pour aller à la Maison des Ailleurs.

Le rendez-vous avec Jean-Michel était imminent. Serait-il là  ? Et en ce cas, comment ce face à face avec un rimbaldien allait se passer  ?

 

 

 

 

XXV

 

OÙ PAUL VIT UN MOMENT PROPREMENT HALLUCINANT DANS LA MAISON DE RIMBAUD

 

 

 

Après donc sa seconde visite du Musée des l'Ardenne, Paul se rendit sur le quai Rimbaud. Il attendit dix minutes à côté du Vieux Moulin, regarda les deux cygnes de la Meuse voguer en direction des oies, prit des photos, se racla un peu la gorge – signe d'anxiété –, mais il se sentait plutôt dispos pour ce rendez-vous exceptionnel. Il réalisait à peine qu'il était au pied de la maison où Rimbaud avait habité durant sa riche aventure poétique, et qu'il allait incessamment sous peu y entrer. Ça n'arrivait pas à tous les fans de Rimbaud...

Il guettait sa montre. Faisait les cent pas, s'éloignant et se rapprochant de la porte qu'il avait repéré. Le numéro 7.

Une femme d'accueil du Musée Rimbaud à qui il avait demandé après son coup de téléphone où se trouvait la Maison des Ailleurs l'avait renseigné et dit qu'elle serait là un peu avant 12h30 pour l'y conduire s'il le fallait. Lorsque Paul lui avait posé la question, elle lui avait appris qu'elle était fermée.

  • C'est pour visiter?

  • Non, j'ai rendez-vous à 12H30.

  • Ah! c'est vous qui êtes invité avec Monsieur...

  • Oui, lui dis-je tout souriant.

Elle me sourit, ravie et ravissante.

  • Je ne me souviens plus le nom, mais il s'occupe de la Maison des Ailleurs et va régulièrement en Éthiopie.

  • Oui.

  • Vous savez que Rimbaud a habité là?

  • Oui, de 1870 à 1874.

Ses yeux pétillaient.

  • Elle se trouve tout près, de l'autre côté de la route, au numéro 7. Il y a deux sonnettes. Je ne sais plus si c'est celle du haut ou du bas. C'est une des deux. Appuyez bien fort deux ou trois fois. Il vous ouvrira.

  • Merci beaucoup. Au revoir.

  • Au revoir! répondit t-elle, chaleureuse.

Paul ne savait pas, il le saura beaucoup plus tard  : la femme chaleureuse avec laquelle quelque chose avait déjà passé dans le regard lors de sa visite du Musée Rimbaud était, ni plus ni moins, l'arrière petite nièce d'Arthur Rimbaud  ! Arrière petite fille de Frédéric Rimbaud, Arthur était son grand oncle. Elle aurait pu l'appeler tonton Arthur. Ou grand tonton Arthur. Sa grand-mère Émilie, fille du frère d'Arthur, s'était farouchement opposée à l'apposition du nom Rimbaud au sien  : «  Tu ne porteras pas le nom de ce chenapan  », avait-elle dit. Elle, Jacqueline, s'était rebellée. Interviewée, celle-ci avait déclaré  :

«  Lorsque ma grand-mère est décédée, j’ai fait des démarches pour porter le nom de Rimbaud. C’était dans les années 80  .  Je n’avais de cesse d’interroger mon papa Pierre sur Rimbaud. Il me disait de Rimbaud  : «  vous connaissez les poèmes, ça suffit  », poursuit-elle. Ce n'est qu'à mes 19 ans qu'une voisine de ma grand-mère habitant à Mont-de-Jeux , un petit village des Ardennes à côté d’Attigny, que la vie de Rimbaud me fut racontée de vive voix. Je devins une passionnée de mon ancêtre, bataillant pour glaner le moindre détail sur sa vie. Et ceci malgré l’épais silence qui a régné un temps autour du poète maudit. Avant, quand un enfant était homosexuel on le cachait. Ici, dans les Ardennes, on ne parlait pas de Rimbaud plus que cela. Pour illustrer l'antipathie qu'il suscitait, j’avais fait don à un café d’un tableau représentant Rimbaud au café de l’Univers. Un jour lorsque je suis revenue au café j’ai demandé où se trouvait la peinture. On m’a répondu sèchement qu’il était dans la cave».



Il était sans doute mieux comme ça que Paul ne sache pas qu'il se trouvait devant Jacqueline Tessier-Rimbaud, arrière petite-nièce d'Arthur. Cela n'aurait pas manqué de le troubler.

Comment  ? Alors le Commissaire Belpomme, arrière petit fils d'Arthur, était l'arrière petit cousin de cette dame  ? Se connaissaient-ils  ? Le commissaire avait-il, lui  , refusé de porter le nom de Rimbaud pour être tranquille  ? Ou s'était-il inventé cette ascendance de toute pièce  ? Et lui, Paul, qui était-il  ? Cette question le travaillait déjà de plus en plus.

Paul espérait avoir le temps de passer rendre visite au commissaire Belpomme, situé à une vingtaine de kilomètres de Roche, mais pas pour cela qu'il ignorait. Juste en visite d'ami.

 

Enfin, il était l'heure.

Paul choisit la sonnette du bas...

Il attendit un peu et sonna à nouveau. Le voilà qui arrivait calmement, c'était bien lui. Paul voyait à travers les carreaux de la porte. Celle-ci s'ouvrit. Il lui faisait face. Petit, trapu, front haut, bombé et dégarni, peau hâlée, yeux marrons, cheveux rasés courts et belle barbe grise légèrement en pointe. Mise impeccable: chemise verte, pantalon et chaussures noires. Il y avait bien un peu du Verlaine dans ce visage de matou aux yeux rieurs, ridés, surtout ; mais il ressemblait bien en tout cas à un intellectuel du XIX ème siècle. Une tête chercheuse. Et on ne s'étonnait pas en le voyant qu'il soit un passionné de Rimbaud.

Paul l'accepta tel qu'il est  : fier de sa personne, chevalier. Il est bourgeois? Très bien. Nous avons tous nos conditionnements et les reconnaître en soi rend plus humble et plus accueillant.

 

Salutations faites, Jean-Michel emmena Paul le long du mur qui rive la Meuse.

D'emblée, il lui cita, l'air se souvenant, dans un transport poétique un peu surfait:

 

On va sous les tilleuls verts de la promenade

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin...

 

Puis, paraissant s'enquérir de la finesse de Paul:

  • Sens-tu l'odeur des tilleuls?

  • Mmm, fit-il pour toute réponse.

À vrai dire, Paul avait beau exercer ses narines, il ne sentait rien.

Cela s'expliquait rationnellement, et puisqu'il sentait son rimbaldien des plus rationnels, parions qu'il l'aurait rationnellement convaincu en déclarant que – D'abord –, ce n'était pas le soir..., – et le soir est bien connu pour relever les odeurs  ; – Ensuite – lui, Paul le botaniste, était loin d'être certain qu'il y avait des tilleuls dans le coin: il n'en avait pas remarqué au bord de la Meuse (mais parions qu'il n'aurait eu besoin de dire cet autre argument)   ; Enfin: à quoi ça rimait son test, franchement – car tel Paul avait ressenti sa question, – et n'était-il pas libre de ne rien sentir? (mais souhaitons qu'il n'aurait eu besoin d'en venir à poser sur table cette carte fatale, s'il s'était lancé dans une rationnelle réponse à la question plus haut.)

Mais cela amusait Paul, aussi.

L'amusait! Oui. Et il n'osa contrarier le bon matou – mi verlainien, mi bouddhiste et grand idolâtre de Rimbaud devant l'Éternel – dans son illusion ou/et dans l'apparente cécité olfactive qu'il avait fait montre face à lui!

Jean-Michel emmena enfin Paul dans la fameuse maison d'Arthur Rimbaud, précisément de sa mère élevant seule ses quatre enfants.

Ils parcoururent un couloir et débouchèrent sur une cour intérieure, une terrasse au milieu de laquelle se tenait une petit table et où, à la grande surprise du convive, était assise une personne, une petite demoiselle à peau "noire" si par là vous entendez «chocolat rougeoyant  ». Ses cheveux crépus formaient une touffe blondissante et régulière. Aérienne. Elle était maquillée de bleu à paupières et de rose à lèvres; ses ongles couverts de rouge. Sa tête mignonnette plût à Paul tout de suite.

    • Je te présente Sinedu. (se prononce Sinédou). Elle est éthiopienne, écrivain, traductrice et éditrice en Éthiopie.

    • Enchanté.

Et combien l'était Paul  ! Une éthiopienne! Elle était aussi la compagne de son hôte

    • Sinedu, je te présente Paul.

    • Enchantée.

Son sourire ivoirin répondait au blanc de ses yeux noirs, ou plutôt bruns foncés. Ce qui fait l'éclat par contraste des sourires africains que Paul avait observé dès enfant.

    • Veuillez vous asseoir.

Paul s'assied face à la façade arrière du logis.

    • Voilà, commença le maître du logis  : les enfants Rimbaud habitaient les deux chambres ajourées par une fenêtre. C'est vraisemblablement celle de gauche qu'Arthur occupait.

Paul regarda. C'étaient des fenêtres, comme celles des voisins sans doute, mais c'était là. Bref, il était sensé être aux anges. Mais il était ailleurs... Il apprécia davantage dans la solitude et le silence. Là, à vrai dire, pour Paul se jouait autre chose. C'était une invitation d'exception, une rencontre inattendue, une occasion unique de créer un lien et de donner toutes ses chances au "roman" en voie d'achèvement, mais qu'il pouvait présenter comme achevé, cela faisait plus sérieux. Il se sentait prêt pour le publier. Il voyait enfin dans ce rendez-vous le signe de cette maturité.

Aussi, cette visite extérieure du lieu "saint", car c'est ainsi que l'entendait Paul, avec cette attention attirée sur les chambres, puis sur ce qui se trouvait derrière lui et qui aurait été, si il avait bien compris, un poste de change, mais dont il ne restait rien, sinon pas grand chose, – oui, dis-je, cette visite en bonne et due forme, Paul y prêtait l'attention polie qu'il seyait, mais ne tiltait pas vraiment.

    • Que désirez-vous boire? Du vin, de l'eau?

    • De l'eau, pour moi, merci.

Jean-Michel rapporta de la pièce derrière son dos une bouteille de vin pour eux et un pichet d'eau pour Paul.

    • Alors, dites-nous, pourquoi vous intéressez-vous à Djami?

    • J'aimerais vous le dire, mais cela m'embête, parce que j'en parle dans mon roman, et comme il y a du suspense – au dire d'une amie – et comme la question de Djami n'intervient que tardivement, ce serait gâcher votre plaisir de lecture et le mien. Je ne vois aucun intérêt à vous le dévoiler.

    • Bien, alors, parlez-nous de votre livre.

    • Ce que je peux dire, c'est que mon roman est un colloque entre un voyageur sur les traces d'un poète et un passionné de Rimbaud qui l'accueille pendant plusieurs jours chez lui. Le roman s'appelle Les Mystères du commissaire Belpomme. En fait, il y a beaucoup d'humour, qui créer un certain décalage. On y parle beaucoup de pommes.

Paul rigola en disant cela tant il trouvait comique la situation. Il était là, en ce lieu d'habitation de Rimbaud, en train de parler d'un livre qui lui était consacré, et il balançait pour parfaire le ridicule: "On y parle beaucoup de pommes"!

Jean-Michel traduisait au fur et à mesure l'anglais de Paul, celui-ci (son anglais) étant aussi limité que le temps d'une cigarette allumée.

Sinedu écoutait en fumant, fumait en écoutant, et hochait la tête. Elle comprenait, c'est à dire aussi bien les mots que mon positionnement.

Voilà une entrée en matière bien frustrante pour eux, surtout pour Jean-Michel en vérité, car elle, attentif à ce qui se passait, semblait sans attente.

Paul sentit que son hôte accordait à ses paroles un poids de crédibilité.

    • Parle-nous de Rimbaud. Comment êtes-vous venu à lui? Comment est né cette passion pour lui?

Là, Paul s'éclaircit la voix et répondit:

    • Parler de Rimbaud, c'est parler un peu de moi-même. Je ne peux parler de Rimbaud sans parler de moi-même.

Lorsqu'Arthur Rimbaud, ce provincial, ce paysan, était venu à Paris pour la conquérir à travers ses cercles de poètes, ne lui avait t-on pas demandé comment il en était venu à la poésie, comment était né cette passion en lui, – en plus si jeune? Paul ne pouvait pas, quant à lui, parler de Rimbaud sans évoquer au préalable la naissance de sa passion pour la littérature, pour la poésie:

    • J'aimerais d'abord vous exposer comment j'ai découvert la littérature. J'en ai assez peu lu dans mon enfance, mais il m'en reste deux grandes lectures: Le lion de Joseph Kessel et Le viel homme et la mer de Ernest Hemingway.

Son traducteur en profita pour préciser à Sinedu que ces deux auteurs avaient beaucoup voyagé, notamment en Afrique, et que, d'après ce que je compris, Joseph Kessel aurait aussi été en Éthiopie. Paul savait pour le Kenya où se déroulait l'action du Lion  ; il l'apprenait pour l’Éthiopie.

    • J'ai ensuite eu au collège un professeur de littérature qui était un passionné et qui m'a transmis sa passion. On avait étudié Le Horla de Maupassant et Zadig de Voltaire.

Traduction.

    • Dans la même période, je lus un autre livre qui n'était pas au programme, un livre que m'avait conseillé de lire ma mère. Il s'agit de Jane Eyre de Charlotte Brontë, une femme de lettres anglaise qui a été précurseur du mouvement féministe.

Traduction.

Paul oublia, hélas! de dire que c'était un des deux ou trois plus grands romans d'amour qu'il lui avait été donné de lire. Mais vous, vous le savez, lecteur.

    • Je lirais plus tard Les Hauts de Hurlevent de sa soeur Emily Brontë, poursuivit-il, intarissable en matière d'historique personnelle.

Traduction. Jean-Michel commençait à se demander où il voulait en venir. Allait-il lister toutes ses innombrables lectures  ? Paul parlait comme s'il s'adressait à Sinedu qui l'aurait interviewé.

    • Il est difficile de parler des sœurs Brontë sans leur frère Brandwell dont la figure tourmentée comme les landes du Yorkshire a été inspiratrice.

Traduction (très approximative, je pense)

    • Il existe un tableau très intéressant et très énigmatique des trois soeurs Brontë. On y voit derrière elles comme une ombre. C'est lui, le frère, qui a été effacé. Mais il hante comme un fantôme et répand sa présence sur tout le tableau.

Traduction. Jean-Michel semblait assez perplexe.

    • J'ai découvert les poètes dans la même période, continua Paul s'en donnant à cœur joie dans un moment aussi rare, mais très sérieux dans le ton. Celui qui a été mon premier choc, ma première révélation, c'est Baudelaire dans ses Fleurs du mal. Je l'ai d'abord découvert dans un livre scolaire sur la littérature française du XIXème, livre de seconde ou première qui appartenait à l'un de mes frères. Plus tard, j'achetai le recueil, incomplet, étant un large choix des poèmes le composant. Je le lisais en cachette. J'étais témoin de Jéhovah depuis ma naissance. Je cherchais à m'en libérer. Je traversai une crise spirituelle. J'ai éprouvé ce que Rimbaud a pu éprouver dans son emprisonnement religieux. La poésie, l'écriture fut d'abord une thérapie pour moi. D'ailleurs, je crois que tous les arts quelque part sont une thérapie. Même la parole est une thérapie.

On le croira sur mesure. Traduction.

    • Une amie avec qui j'ai partagé beaucoup de mes écrits et travaillé sur eux m'a dit dernièrement une chose très juste et qui m'a touché: «  Tu es sorti de la religion pour entrer en poésie comme on entre en religion.  » J'ai aussi connu un poète que ce salut personnel par la poésie enchantait.

Nous sommes en sommes ravis  ! Traduction.

    • Peu de temps après Baudelaire vint Rimbaud. Je connaissais bien sûr déjà des poèmes à travers le livre scolaire. Mais je me suis penché dessus un peu plus tard. Cette idée de "trouver du nouveau" dans les lettres dites «  du Voyant  » m'a donné l'ambition de poursuivre le travail là où il l'avait laissé avec Voyelles. Il a été de ceux qui ont renouvelé mon inspiration de mon premier recueil de poèmes de facture très baudelairienne au début. Je découvris un peu plus tard Lautréamont, Nerval, un peu plus tard encore Artaud.

Traduction.

Hélas pour lui, Paul oublia de citer des découvertes essentielles: André Breton, Jules Verne, Boris Vian...

    • Et Rimbaud? Pouvez-vous nous en dire plus? lança son interlocuteur intéressé, mais soucieux de recentrer sur le sujet.

    • Il est l'écrivain, le poète sur qui j'ai le plus écrit, répondit Paul après une lampée. J'ai beaucoup écrit sur lui. C'est comme une obsession. Quand j'étais parti sur les traces de Nerval, j'avais prévu d'aller ensuite en Ardenne. Mais le temps me manquait. Je devais revenir pour un travail saisonnier. Plus de dix ans après, j'y suis enfin. Il y a quelques jours, je suis allé sur sa tombe. J'ai été très ému. Je n'ai pas vécu du tout une chose semblable avec Nerval.

Paul devait l'apprendre plus tard  : son hôte était aussi un spécialiste de Nerval.

Paul raconta la rencontre, après qu'il eu déposé une fleur rouge sur la tombe de Gérard de Nerval, d'un russe et d'un brésilien, ce dernier fan du poète. Jean-Michel était surpris. Il traduit. Souriante, Sinedu, semblait émue

    • Au contraire de Nerval, j'y allais (sur la tombe de Rimbaud), plutôt légèrement. Je ne m'attendais pas à une telle réaction, à une telle émotion. C'était comme si je rencontrais mon âme.

Paul se retint pour dire qu'il avait beaucoup pleuré.

    • Je vous comprends, dit Jean-Michel, j'ai eu une émotion semblable en découvrant en Éthiopie des pièces de monnaie qui lui avaient appartenu. Ce n'était pourtant pas grand chose, mais j'ai eu une forte émotion. Avez-vous visité le Musée Rimbaud?

    • Oui. J'ai beaucoup aimé. Il est très bien. J'ai particulièrement été touché par ses affaires. Son tissu de là-bas, sa valise, ses couverts, et surtout sa montre.J'ai pensé que peut-être il s'agit de la même montre dont il voulait se séparer ou garder, je ne sais plus, alors qu'il vendait des affaires pour avoir de l'argent, d'après une ancienne lettre. J'ai beaucoup été touché aussi par l'écriture arhamique.

Les petits yeux bridés de Jean-Michel s'écarquillèrent, et il sourit  :

    • Amharique..., corrigea t-il.

    • Pardon  ?

    • Oui, vous avez dit «  arhamique  ». Le terme exact est amharique.

Paul éclata de rire. Jean-Michel traduit. Et Sinedu capta, éclata de rire et dit:

    • Artar  ! Arhamique  ! Very good  !

Arthur se traduisait «  Artar  » en amharique. Jean-Michel parut interrogateur.

    • C'est une très belle écriture, continua Paul. Cela me fait penser, toute proportion gardée, à l'hébreu.

    • Ce rapprochement est juste. L'amharique dérive des langues koushites et sémitiques ainsi que de l'araméen.

L'araméen, c'est l'une des langues dans lesquels ont été écrites la Bible, remarqua Jean-Michel.

Cela, Paul le savait évidemment, mais, comme un eurêka, il s'exclama soudain  :

    • Arhamique  ! Araméen  ! Logique  !

Lorsque cela fut traduis, Sinedu sourit à Paul. Entre parenthèse, pour ce qui était de la traduction, Paul avait parfois l'impression que Jean-Michel disait ce qu'il voulait bien dire.

    • J'ai beaucoup parlé de moi. À présent, j'aimerais vous entendre, dit Paul qui pour égocentrique qu'il fut s'intéressait aussi aux autres.

    • Si vous avez des questions à poser à Sinedu, c'est le moment, annonça Jean-Michel. 

Paul s'adressa directement à Sinedu en parlant en français ( ce qu'à vrai dire, il n'avait cessé de faire) et en la regardant:

    • C'est une chance de te rencontrer. J'aimerais savoir, comment as-tu découvert Rimbaud?

Paul pouvait passer du vouvoiement au tutoiement dans une même conversation, que ce soit avec l'invitée surprise ou son hôte.

Sinedu répondit en anglais. Jean-Michel toujours faisait le lien.

    • Je suis née à Abdis Abéda. J'ai découvert une traduction qui avait été faite du Bateau ivre en ahmarique. J'ai été impressionné par la langue, la richesse des images, même si c'était une traduction très approximative. J'ai voulu le lire dans le texte et en savoir plus sur ce poète français qui était succinctement présenté. Je fis moi-même une traduction ensuite. Grâce au concours de Jean-Michel. Là, je viens de traduire Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand. C'est un livre plein d'héroïsme, de sentiment guerrier qui va bien avec le caractère des Amhara, très extravagants, pleins de panache. J'ai traduit aussi Zazie dans le métro de Raymond Queneau.

Ce dernier livre correspondait avec le caractère "extravagant' des Amhara? Paul oublia de le lui demander.

    • Vous les avez publié? demanda t-il.

    • Oui.

    • Pourrais-je les consulter?

    • Oui, bien sûr, avec plaisir.

    • Je vais les chercher, dit Jean-Michel.

Paul se retrouvai seul avec Sinedu. Il essaya de lui parler en anglais. Il avait beaucoup de mal, mais Sinedu l'y encourageait.

    • Voilà, fit Jean-Michel en montrant les livres de Sinedu.

Paul regarda la magique écriture.

    • C'est vraiment beau. J'aimerais beaucoup vous entendre parler Amhara.

    • Elle peut peut-être lire un extrait, dit Jean-Michel, tendant la perche à son épouse tout en faisant mousser le rêve de Paul.

    • Oh oui!

Sinedu était d'accord.

    • J'aimerais beaucoup que vous lisiez la fameuse tirade du nez.

Ce célèbre passage du Cyrano de Bergerac était le morceau préféré de Paul. Il l'avait même découpé dans son exemplaire à deux balles et emporté avec lui en Grèce, se joignant à son carnet de route où il avait recopié au préalable un florilège d'oeuvres siennes et pas siennes, en vue de les partager à l'occasion ou de les relire pour lui-même, pour son propre agrément.

Sinedu se mit à lire d'une voix douce, mélodieuse et avec une riche modulation. Paul l'écoutai, émerveillé. C'était drôle la différence de ton d'une langue à une autre, mais on reconnaissait bien la verve pleine de panache de Cyrano.

Pendant l'apéro, Paul avait chanté à capela – comme un apéritif à leur réunion – le poème Sensation, puis Première soirée. Il avait hésité à prendre sa guitare, mais il avait pensé que ce n'était guère approprié à la circonstance. Après le chant lyrique de Sensation, il avait vu Sinedu la larme à l'oeil. Elle l'avait applaudit brièvement, doucement. Et on comprendra mieux l'importance qu'avait ce poème pour elle en écoutant «  Semet  », une magnifique interprétation de «  Sensation  » en amharique par une artiste éthiopienne et que publiera Sinedu sur You Tube deux ans plus tard.

Après l'interprétation très "années 20" de Première Soirée que Paul avait dit avoir redécouvert grâce à un ami schizophrène qui l'appréciait beaucoup en raison de l'impression qu'il donnait d'une scène vécue sur le vif, Sinedu l'avait applaudi plus fort en déployant son beau sourire.

Mais à cette heure-ci, tandis que Jean-Michel était affairé au service de table, Paul se mit à fredonner inopinément un air inconnu de lui-même. Merveille inouïe, Sinedu, enchantée, poursuivit naturellement le chant. Paul était pantois.

    • Tu connais?

    • Oui. C'est un chant amhara.

    • C'est étonnant...

Leur yeux brillaient d'un même feu.

Bientôt, il vint à Paul un autre chant qu'elle continua de même en amhara.

Ils rirent de concert.

«Comment un tel miracle est-il possible? Se demanda Paul. Ne suis-je pas connecté à elle? N'est-ce pas réminiscence intime? Aurais-je vécu là-bas, en Éth... en Abyssinie?  »

Le silence s'installa.

Jean-Michel revint. Il s'était passé quelque chose d'indicible entre Sinedu et Paul, et il n'en savait rien.

L'hôte de Paul rapportant le café lui parla du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, livre qu'il affectionnait beaucoup.

Jean-Michel déclara apprécier en particulier son Carnet de voyage qui nous faisait rentrer dans l'intimité du livre et le projet de l'auteur et qui était d'une grande richesse.

Paul répondit par l'approbation et lui dit que le Voyage en Orient, dont il n'avait pas achevé la lecture, à vrai dire, était un livre de voyage novateur en son temps: il s'attachait à la vie plus qu'aux monuments. Paul n'inventait rien: c'était noté dans la Pléiade...

Il ajouta qu'il avait aussi beaucoup aimé Les Illuminés. Jean-Michel se tut en le regardant avec intensité. Et davantage encore quand Paul exposa avec force sa vision de Nerval: un mystique. Il lui dit aussi que Nerval dans sa quête spirituelle était syncrétiste. Il faisait converger les cultes anciens (celtes, égyptiens, etc.) et modernes (chrétiens, islamiques). Il lui dit combien l'oeuvre de Nerval était remplie de symboles, qu'il accordait beaucoup d'importance aux chants et contes traditionnels. Pour ce qui était des contes, il en avait collecté un très beau provenant de son enfance dans le valois: La Reine des poissons. Paul lui fit entendre que cet intérêt pour les chansons et contes traditionnels rapprochait Nerval et Rimbaud.

La divergence de leur vision de Nerval était sensible. Jean-Michel semblait se cantonner à deux titres. Paul se dit que s'il lui avait cité Voyage en Orient, la raison en était qu'il publiait lui-même des livres de voyage. Quant à son admiration pour la nouvelle Sylvie, la cause était entendue: "du Proust avant l'heure" (Proust lui-même admirait Sylvie) Mais Jean-Michel ne parla ni des Chimères, son recueil de poèmes hermétiques et ésotériques, ni d'Aurélia, la dissection de sa "folie", chef-d'oeuvre autobiographique et poétique resté inachevé. Cela le gênait-il? Trop spirituel? Son hôte est-il athée? Paul se souvint des paroles de son ami Arthur Belpomme citant Gilbert Keith Chesterton: "Les athées sont comme des labyrinthes qui n'auraient pas de centre."

Jean-Michel divergeait de son point de vue sur autre chose aussi. Paul l'interrogea:

    • Que pensez-vous de la nouvelle photo trouvée? Pensez-vous qu'il s'agit de Rimbaud?

    • Non je ne crois pas. C'est grotesque mascarade, dit-il d'un ton chevaleresque

Nous avions été prévenus. Paul s'emballa:

    • Moi je crois que c'est lui. En tout cas, les indices et éléments en sa faveur sont suffisamment forts pour que la chose soit possible. Et c'est cette possibilité qui est en soit merveilleux, un miracle. Ça nous fait rêver et c'est beau.

Jean-Michel ne répondit rien.

Ils sortirent du patio Rimbaud, traversèrent le couloir.

    • Le sol est d'origine?

    • Non, je ne crois pas. Il y a eu beaucoup de changements depuis le temps où Rimbaud y vécut.

Ils retrouvèrent la lumière du Quai Rimbaud. L'heure de la séparation était arrivée.

    • Pardon, avant de vous quitter, est-ce que je peux vous lire un poème que j'ai écrit il y a quelques jours à propos de la stèle commémorative qui se trouve dans le parc derrière le Musée Rimbaud?

    • Je n'ai pas encore vu cette stèle, mais je vous écoute.

Sinedu ne comprenait pas – pas le temps pour une traduction –, mais elle prit intérêt. Elle devait recevoir le langage du coeur.

 

Paul prit une bonne inspiration et lu avec assurance  :

 

Dans le parc, en surplomb de la rive

Une effigie moderne à sa mémoire

Une façon ici pour encaisser son poète?

"Je suis rendu au sol avec un devoir à chercher"

Chercher... et non à étreindre

Mais enfin, c'est un coeur gris-noir qui se forme côté pile

côté face, c'est son visage esquissé où s'inscrit schématiquement une trajectoire stellaire et mathématique.

"Je suis rendu au sol avec un devoir à chercher..."

Équation de la Mémoire

"Sois donc le crieur du devoir

ô funèbre oiseau noir"

Pourrait dire l'oiseau stèle, le corbeau stèle.

Je relis Honte en parallèle

"gêneur, la si sotte bête"

Mais ce que dit Charleville à propos du poète, n'est-ce pas:

"Tu es maintenant des nôtres"?"

 

Jean-Michel après un temps dit: «  Intéressant. Il y a de ça.  »

«  Il y a de ça! se dira plus tard Paul. Eh bien, je l'ai bien leurré! Et je me suis leurré tout seul. J'ai tout faux. J'ai commis une erreur monumentale à la ligne 5, et je m'y suis enfoncé gaiement, et j'ai entraîné l'érudit dans ma course. Je ne m'en aperçoit que maintenant. Ah! Ah! Le drôle!

«  Mais lis-donc: «  je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre.  » dit le texte d'Une Saison en enfer.

«  C'est pardonnable, n'est-ce pas Arthur? Il y avait bien "à chercher", mais il y avait bien aussi "à étreindre". Tout n'est pas à jeter tout de même.

«  Certes, ma crédibilité en prend un sacré coup. Que veux-tu, j'ai la mémoire flanchante. Même pour "mes écrits antérieurs"...

 

Cela ne devait pas entamer sa bonne humeur.

Jean-Michel, Sinedu et lui se quittèrent par de chaleureux au revoir. Sinedu joignit les mains en s'inclinant. Paul apposa en écho une main sur son coeur.

Il n'avait pu s'empêcher de penser qu'elle devait être une bonne compagne.

Il avait pris à l'intérieur de la cour plusieurs photos de Jean-Michel et Sinedu. Jean-Michel avait dit un «  À Arthur  ». Paul un peu rétif à son culte n'avait rien dit, s'était contenté de sourire.

En repensant au poème Dévotion d'Arthur, commençant deux fois par «  à ma soeur  » et qui plus loin disait  : «à l'adolescent que je fus  », il regretta.

Paul ne savait pas qu'il ne reverrait jamais plus Jean-Michel. Celui-ci s'était tu sur le roman de Paul lorsqu'il lui avait téléphoné quinze jours après son retour en Anjou, et Paul n'avait pas osé lui demander son verdict.  Ou Jean-Michel lui avait dit qu'il n'avait pas eu le temps de le lire. Et le temps passa. Il n'y eu plus de nouvelles, ni d'un côté ni de l'autre. Jusqu'au jour où Paul apprit des années plus tard que ce chercheur en Rimbaldie qui avait participé à une meilleure connaissance du Rimbaud africain, surtout vis à vis de cette femme avec qui il aurait vécu pendant quatre ans  : Méram. Jean-Michel Cornu de Lenclos, l'homme aux allures bouddhiques, avait rendu l'âme, non pas en Éthiopie où il vivait une grande partie de l'année avec sa compagne Sinedu, mais au Cambodge, à Phnom Penh, le 1er août 2014.

Paul en sera peiné. Il venait alors de lire un article de Jean-Michel parlant de «  Rimbaud la terreur des chiens  ». Il éclairait cette histoire de façon magistrale en parlant de la confusion par Arthur entre les chiens et les hyènes qui en Éthiopie étaient sacrés, faisant office d'éboueurs. Aussi Rimbaud aurait-il dû être appelé «  La terreur des hyènes  ». Ah  ! Lui qui avait dit dans Une Saison en enfer  : «  Tu seras hyène, etc  !  »... pensa Paul. Il se dit aussi qu'il avait sans doute sous-évalué le travail de ce rimbaldien. Au fond, chaque Rimbaldien avait quelque chose d'intéressant à dire. Il avait eu tort de les juger. Sauf qu'il restait sur un sentiment de désolation face à leurs querelles, jusqu'à l'insulte... Il leur manquait d'assertivité. Mais Paul aussi en avait manqué vis à vis de son âmie Eléonore.

 

«  À Jean-Michel

À Sinedu

À Eléonore. 

À Arthur»

Pourra t-il dire.

 

 

 

 

XXVI

 

OÙ PAUL EST QUESTIONNÉ

 

 

Le lendemain, Paul partirait pour Roche.

En attendant, il était décidé pour cette fois-ci prendre sa guitare et aller dans un café dont il avait entendu parler.

Mais il retourna d'abord au camping.

Au snack, un groupe se trouvait en terrasse. Dont un guitariste. Ils jouèrent un moment avec plaisir  ; Paul se donna à fond, au chant comme à la guitare.

À un moment, un homme que Paul croisait de temps en temps et qui l'appelait «  Rimbaud  », lui demanda:

  • C'est quoi ton pays d'amour?

  • L'Anjou, où je suis né.

L'ardennais était resté perplexe. Comme déçu.

Mais la fois d'après, il l'appellera encore Rimbaud. Sauvé  !

Au café où il se rendit en marchant d'un bon pas, il chanta des poèmes de Rimbaud à la patronne. Il rencontra son fils ensuite. Apparemment il savait des choses sur leur poète. 

Aussi apprit-il à Paul que le grand-père ou l'arrière grand-père de son ex était garde-champêtre et qu'il avait recueilli du côté d'Attigny Rimbaud et Verlaine dans les fossés, complètement bourrés...

Il lui dit aussi que Mour-Melon était la campagne qui ressemblait le plus à celle de dans le temps. Mais il lui déconseillait d'y aller. Il y avait une base militaire  !

Il lui conseilla encore d'aller aux archives départementales pour voir à quoi ressemblait le paysage de Roche au temps de Rimbaud. Par internet, on pouvait accéder à ces informations.

Il lui conseilla enfin d'aller à la Grotte-aux-Cailles à Charleville, où Rimbaud et Delahaye se rencontraient en secret. Des boutons et bougies avaient été retrouvées. Cela se situait Route de Saint-Laurent; en bas de la côte, direction Romey et Vivier-Au-Court.

Il y avait eu une dernière chose, l'échange le plus marquant. Comment cela était venu  ? À un moment, le jeune homme lui dit  :

  • Tu vas aller en Afrique?

  • Non, répondit Paul

Le gars ne dit rien. Incompréhension.

Paul ne lui avait pas parlé de son roman. Le jeune homme lui aurait peut-être dit pour le convaincre d'y aller que vouloir faire un roman sur Rimbaud sans aller en Abyssinie ne pouvait pas valoir grand chose. P aul aurait répondu que vouloir qu'il soit allé jusqu'en Abyssinie pour faire un bon roman sur Rimbaud, cela reviendrait à demander à Jules Verne d'avoir été sur la lune avant d'écrire De la Terre à la Lune. Était-ce un mauvais roman  ?

«  Je croyais aussi que j'allais donner à mon roman du corps comme à un vin en venant ici. Bien non, ça le bousillerait  !  », s'était dit Paul.

La soirée s'avançait.

On lui dit de venir telle date pour chanter devant du monde. Il dit qu'il essaierait de venir. Que ce serait un plaisir. Mais le pourrait-il  ?

Paul retourna au camping. Ni archives départementales, ni Grotte-aux-Cailles en vue. Il n'avait plus qu'une idée, qu'un désir impératif en tête  : Roche  ! Et il devra faire vite pour être au rendez-vous avec Juliette.

 

 

 

 

XXVI

 

OÙ PAUL FAIT UN RÊVE AVEC ARTHUR EN ABYSSINIE

 

Avant de dormir, Paul sortit son Rimbaud de la Pléiade. Il l'ouvrit au hasard et tomba sur une bribe de prose non datée et lacunaire, mais qui, si elle était authentique, faisait écho, trouvait-il, avec son rêve précédent et avec la future vie d'Arthur en Orient  :

«  Quand s'arrêta la caravane d'Iran à la fontaine de Ctésiphon, elle fut au désespoir de la trouver tarie. Les uns en accusèrent les mages, les autres les imans. Les chameliers s'unirent en imprécations […] Ils s'étaient mis en route depuis plusieurs lunes avec […] chargement d'encens, de myrrhe et d'or. Leur chef s'écria […] décida de supprimer […] Certains acceptèrent.  »

Paul ouvrit à un autre endroit puis à un autre, dans la correspondance du Harar et d'Aden. Il referma.

«  Tu vas aller en Afrique? 

  • Non.

Incompréhension  ? Lis un peu sa correspondance de Là-Bas, tiens. Prends par exemple la longue lettre du 9 novembre 1887. Incompréhension totale du lecteur aimant ses poèmes. Incompréhension et dégoût, même. Lui-même ne comprenait pas ce qu'il faisait là. Lui-même avait du dégoût.

Que de tracas de toutes sortes  ! Que de fatigues incessantes  ! Que de souffrances physiques  ! Et la tragédie de son destin condensée dans ces quelques lignes d'une lettre de la même année  : «  Pourtant, je ne puis aller en Europe, pour bien des raisons, d'abord, je mourrais en hiver  ; ensuite je suis trop habitué à la vie errante et gratuite  ; enfin je n'ai pas de position.

«  Je dois donc passer le reste de mes jours errant dans les fatigues et les privations, avec l'unique perspective de mourir à la peine.  »

Incompréhension  ?

Oui, incompréhension et peine, voire colère de voir un Rimbaud qu'on ne reconnaît plus, qui a sa vie centrée sur le gain d'argent, en espérant recueillir suffisamment pour que ses rentes lui assurent une paisible retraite.

Et pourtant...

«  Il a fait de sales choses en Afrique...  » réentendit-il, comme pour le salir à jamais.

Paul pleura.

Mais il repensa ensuite au miracle de la rencontre avec Jean-Michel et Sinedu... Sinedu... Et, rêvant de son voyage à Roche, c'est en pensant à Juliette qu'il s'endormit. Elle lui souriait.

Dans sa tente à la merci du vent et de la pluie, il fut alors transporté à bord d'un rêve. Un film sur voix off  :

 

«  Six jours étaient passés, de souffrance et d'insomnie: aucune amélioration! Sa jambe servait toujours autant d'enclume... C'était même pire.

Il ne devait pas espérer guérir avant trois mois sous les circonstances les plus favorables, cela dans un milieu et sous un climat des plus défavorables. Arthur était étendu, la jambe bandée, liée, reliée, enchaînée de façon à ne pouvoir la mouvoir.

Le soleil qui faisait du cratère une fournaise commençait son lent déclin, – un salut!

Arthur demanda de quoi écrire. L'écriture était aussi une oasis dans ce désert desséchant. Et tel est le mot – d 'origine égyptienne, il le savait – qui lui venait à l'esprit quand il s'y adonnait, ne serait-ce que pour écrire les plus prosaïques choses. Il écrivit rapidement.

"Je suis vraiment né pour écrire...", pensa t-il avec un zeste d'amertume, de regret, de frustration.

Il se revoyait enfant, se souvenait de son premier frisson de plaisir après avoir écrit son premier voyage rêvé. Cette sensation était intacte, juste au moment où il faisait ses premiers déliés; ce plaisir physique et spirituel était indépendant de ce qu'il écrirait. Mais, l'esprit de l'écrit en cours l'annihilait peu à peu.

Lorsqu'il écrivit "Je ne sais quoi faire", dans cette lettre qu'il adressait à sa mère, il soupira et fit une pause.

Il regarda le ciel devenu rose par sa fenêtre. Il repensa à Djami. L'effet qu'il lui faisait. Le même que lorsqu'il écrivit en pleine nature un de ses premiers poèmes. Il était intitulé Sensation. Oh la sensation de sa jambe!

Il écrivit ce qui n'avait jamais quitté sa mémoire, mais en amharique:

 

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :

Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.


Je ne parlerai pas, je ne penserai rien,

Mais l'amour infini me montera dans l'âme ;

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

 

 

Il pleura. Cette jambe qui avait été picotée par les blés allait disparaître. Demain, ce soir peut-être...

Toc-toc-toc!

Arthur sursauta.

Votre souper, Monsieur Rimbaud, dit la jeune infirmière fort discrète. Elle avait un physique chevalin.

      • Ah... Bien... Merci...

Elle lui tendit à deux mains le plat fumant.

Son regard rencontra le sien, un instant, tandis qu'il saisissait l'autre rebord du plat. La lippe humide, elle avait de grands yeux noirs posés sur lui, sur son visage, cherchant de l'amour dans ses beaux yeux.

Lui cilla, se raidit, une convulsion sur le visage.

      • Merci, fit-il sèchement.

Il eut un haut le cœur à l'exhalaison de la fumée s'échappant, comme affolée, de son réceptacle métallique.

Comme par enchantement, de noires illuminations tournoyantes et vrombissantes avoisinaient le repas. Il y en avait une posée sur sa jambe enrubannée, qui se frottait les mains. Il ne lui manquait plus qu'un tablier.

Elle, l'infirmière, confuse, fixa la mouche, enviant sa position.

      • Bon appétit, Monsieur Rimbaud...

Ses yeux noirs se posèrent sur sa feuille couverte d'encre qu'il avait devant lui, posée sur sa tablette de bois roulante à côté de son encrier et de sa plume. Il avait écrit en gros Sensation. L'infirmièreavait pu le lire la tête un peu penchée, avant même qu'il réagisse et ne le recouvre par une tape de sa main, faisant fuir l'insecte de sa jambe malade.

      • Pardon. Vous êtes poète?

Arthur rougit.

      • Moi aussi j'écris de la poésie. Cela me divertit du quotidien, cela me fait du bien à mon âme.

Arthur sourit, et des larmes filèrent de ses yeux. Il baissa la tête. Tremblant. La jeune femme posa sa main toujours recouvrant le titre porteur d'un passé qu'elle ne pouvait imaginer.

Arthur de son autre main tira sur la feuille. Les deux mains l'une contre l'autre glissèrent. Il lui tendit la feuille, comme une épée sortie de son fourreau, la poitrine gonflée et un sourire reconnaissant.

      • Tenez, c'est pour vous. Mais lisez-le chez vous et faites-en ce que vous voulez.

      • Ne voulez-vous pas signer?

      • Non.

Son "non" était catégorique et ne souffrait aucun commentaire.

      • Merci. Mais mangez, ça va être froid.

      • Oui...

Elle bavait d'amour. Elle mourrait d'envie d'un baiser de sa bouche.

Mais il devait manger, et puis, et puis...elle ne voulait pas gâcher la magie.

      • Bon appétit.

      • Merci.

      • N'hésitez pas à sonner la cloche...

      • Oui...

Elle était sur le pas de la porte quand Arthur l'appela:

      • Mademoiselle!

      • Oui?

      • Vous êtes un bleuet d'Abyssinie. Cela n'existe pas ici, mais vous existez. Vous êtes un bleuet d'Abyssinie. Continuez.

Cela lui échappa en français. Elle s'émut sans comprendre un mot.

      • Continuez d'écrire, dit-il en amhara.

Elle serra le poème du bel homme contre sa poitrine, inclina la tête et disparut prestement de l'autre côté.

 

Arthur fut à nouveau seul, mais devant un repas ragoûtant. Il mangea. Un espoir lui mettait du cœur à l'ouvrage. Repu, il reprit sa lettre là où il l'avait laissé. Il rit en lisant: "La nourriture de l'hôpital, que je paie pourtant assez cher, est très mauvaise." En-dessous, il lut: "Je ne sais quoi faire."

"Si, je sais maintenant."

Il trempa sa plume dans l'encre et écrivit...  »

 

Fin de la vision.

 

 

 

 

 

 

 

 

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