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Rimbaud passion
17 juin 2013

Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur (récit 2009-2010), Ier chapitre

 

 

RIMBAUD PASSION OU LES MYSTERES D'ARTHUR

 

I

 

 

 

Belpomme, de son prénom Arthur, bienheureux retraité, avait fait un héritage qui lui permettait d'exercer une passion littéraire qu'il nourrissait presque entièrement à travers un poète bien connu: Arthur Rimbaud. Et s'il ne se présentait pas comme le détective de Rimbaud, son prénom semblait le prédestiner à le devenir, toute sa personne l'indiquait, d'où son surnom de commissaire Belpomme.

 

Entendons-nous bien, il ne s'agissait nullement d'un enquêteur contemporain du poète: il était bien ancré dans le XXIème siècle, même s'il avait une prédilection pour la littérature du XIXème. Pour lui, il ne s'agissait nullement non plus d'enquêter sur un crime hypothétique du poète précoce et fulgurant qui avait déclaré dans son oeuvre Une Saison en enfer: "Vite, un crime! Que je tombe sous la loi humaine" et plus tard dans ses Illuminations: "Voici le temps des assassins", ce qui sous-entendrait que son crime aurait été accompli et aurait été en réalité le motif caché de sa fuite loin de son pays, pour devenir un marchand d'armes dans le désert d'Abyssinie.

 

Oui, il y aurait bien là de quoi faire un roman, mais il ne le croyait coupable d'aucun crime, du moins de ceux qui auraient encouru les poursuites de la Loi et sa peine...

 

Arthur Belpomme, commissaire, enquêtant sur Arthur Rimbaud, "poète criminel", non, très peu pour lui. Il n'aurait pas davantage souhaité être son contemporain, non seulement parce qu'il est des mystères qui demandent un siècle au moins pour être élucidés, mais parce que les "petits mystères", vraiment dérisoires à l'aune d'un crime, étaient précisément les seuls qui faisaient ses délices et remplissaient son bureau d'étude de la plus grande aura de béatitude.

 

Il donnait lui-même un nom à chaque dossier placé sous les auspices du mot mystère: ainsi en avait-il intitulé un "Le mystère des trois Voyants fantômes" signé par le "commissaire Belpomme". En vérité, il comparait chaque mystère, pour le rendre plus palpitant, à un pépin. Et regardait-il la pomme d'une manière superstitieuse, était-ce par pure excentricité, provocation, conviction personnelle que ce fruit contenait une substance propre à résoudre les mystères, ou le considérait-il simplement comme son "aphrodisiaque", ou était-ce par pur hasard, ou caprice? Toujours est-il que le commissaire Belpomme ne se départait jamais d'une pomme, il en avait toujours au moins une sur lui, comme Sherlock Holmes sa pipe. On aurait dit qu'il résolvait tous ces mystères en croquant des pommes!

 

 

 

Pour commencer, cette histoire raconte la résolution de son pépin préféré: "Le mystère des trois Voyants fantômes". Lorsqu'il avait inscrit ce titre sur son dossier, il s'était exclamé « Ah! ça, c'est un pépin! », avant de planter ses dents dans la chair ferme et succulente d'une pomme. Il avait émis un « crunch » puis un « mmm » de plaisir gustatif propres à éclaircir une nappe de brouillard qui allèrent frapper son esprit comme les quatre notes fondamentales ouvrant la 5ème symphonie de Beethoven, son compositeur préféré.

 

Pour lui, le "pom-pom-pom-pom" d'ouverture équivalait à un eurêka, ou à une dose de pomum. Et lorsqu'il avait résolu un mystère, soit il lançait un héroïque "pom-pom-pom-pom", soit il déclarait: « cette enquête est aux pommes! » – ce qui revenait au même.

 

 

 

Si on réunissait tous les livres sur Arthur Rimbaud, tout ce que l'on a écrit sur lui, cela remplirait combien de palox de pommes? Et toute l'encre que son oeuvre minuscule a fait couler, à combien de litres de jus de pomme cela équivaudrait? N'aurait-on pas l'impression de vouloir remplir un tonneau des Danaïdes si l'on voulait s'atteler au char du poète de Charleville-Mézières? Eh bien ce char ne contenait pas encore ce dossier, essentiel selon le commissaire, à la connaissance du Sieur Rimbaud, voleur de feu plus que de pommes...

 

Ce mystère des trois Voyants fantômes était réellement un pépin et aucun des rimbaldiens, des exégètes de tous poils ne l'avaient résolu avant lui. Nul n'avait encore vu ce qu'il y avait à voir, ce que le commissaire Belpomme y voyait.

 

 

 

Pour être un enquêteur digne de ce nom il faut être costaud en logique, ce que le commissaire Belpomme n'était pas. Mais sa logique limitée se trouvait compensée par une imagination sans limites, servie par un don de mimétisme identitaire hors-pair. Était-ce son prénom Arthur? La légende arthurienne le passionnait aussi, – pas au point toutefois de jeter son dévolu sur le roi homonyme peut-être trop éloigné dans le temps. Belpommme était entré dans la légende d'Arthur Rimbaud en poussant la porte que lui ouvrait la plume intime de « la mère fléau » ou de « la mère Rimb », comme son fils égaré l'appelait. En effet, elle avait écrit, huit ans après sa mort:

 

 

 

"Hier, pour moi, jour de grande émotion, j'ai versé bien des larmes, et cependant, au fond des ces larmes, je sentais un certain bonheur que je ne saurais expliquer. Hier donc, je venais d'arriver à la messe, j'étais encore à genoux faisant ma prière, lorsqu'arrive près de moi quelqu'un, à qui je ne faisais pas attention; et je vois posée sous mes yeux contre le pilier une béquille, comme le pauvre Arthur en avait une. Je tourne ma tête et je reste anéantie: c'était bien Arthur lui-même: même taille, même âge, même figure, peau blanche grisâtre, point de barbe mais de petites moustaches; et puis une jambe de moins; et ce garçon me regardait avec une sympathie extraordinaire."

 

 

 

C'était juste ce qu'il fallait pour émouvoir au plus profond de son âme le commissaire Belpomme. Que le miracle se mêla au mythe suffit à renforcer sa passion pour Arthur Rimbaud. Et celle-ci, associée au talent d'identification hors-pair dont nous avons parlé, poussa le commissaire Belpomme à créer un portrait du poète au pastel. Élucider un mystère, pour le commissaire, c'était être "voleur de feu" comme Rimbaud; mieux, c'était se faire à son instar quelque peu "Voyant" et par son regard posé sur le portrait, le poète était convié à participer à l'enquête.

 

 

 

L'autre protagoniste de cette histoire, Paul Delaroche, avait profité de ses congés pour partir en voyage. D'un genre pas vraiment ordinaire, et pas de tout repos non plus : il allait sur les traces du poète Paul Verlaine sur lequel il préparait un livre. Rimbaud ne devait-il pas faire partie immanquablement du voyage?

 

Un soir, ayant été surpris par la nuit descendante, loin de toute ville, village ou hameau, emporté par ses rêveries, Paul se trouva au milieu d'une forêt de feuillus qu'il avait maintes fois traversée.

 

 

 

C'est l'extase langoureuse,

 

C'est la fatigue amoureuse

 

C'est tous les frissons des bois... récitait-il.

 

 

 

Il décida de marcher tout droit sur la route. Il tomberait bien sur une maison éclairée. Il marcha une heure sans rien voir que la nuit, les découpures noires des arbres balancés par le vent ; il n'entendait que le hululement des chouettes et des bruits sauvages auquel le vent n'est pas étranger. Il vit enfin une lumière autre que celle des étoiles, de la lune et des lucioles, alors que la fatigue l'envahissait.

 

Et il sonna.

 

Une porte s'ouvrit. Enfin un homme ! Il le fallait bien. Les rencontres sont le sel de la vie. Mais là, lorsque Paul sut le nom de son hôte, il ne pouvait pas ne pas voir en eux deux réunis un écho bizarre du couple Paul Verlaine-Arthur Rimbaud. Et il dut en aller de même pour Arthur Belpomme vis à vis du nom de son visiteur.

 

 

 

Le commissaire Belpomme était basané, avait des yeux bleus entourés de blanc ivoirin. Et c'était une vraie girafe!

 

Sa maison était modeste, un lieu de rêveur, un lieu qui fait rêver et je ne donnerai aucun autre élément reconnaissable de son lieu de vie ou de son physique.

 

Paul sut vite que le commissaire Belpomme était un mordu de la pomme, un original qui voyait Rimbaud – et pourquoi pas aussi le Roi Arthur – dans une pomme, sans que l'on sache ni comment ni pourquoi faute de temps et d'attention pour le comprendre. Mais s'il mangeait beaucoup de ce fruit, celui-ci semblait surtout pour lui un symbole de connaissance. Cela dit, cherchez tous les Arthur du monde, vous pourrez épuiser votre vie sans le trouver. Ne cherchez pas non plus un commissaire. Il l'était seulement pour Paul. Ne cherchez pas Paul. Il est...

 

 

 

Mais reprenons au début de leur rencontre.

 

Paul entra. Le commissaire lui offrit une infusion dans son salon et Paul remarqua un curieux portrait accroché au mur.

 

Lorsqu'il le reconnut, il s'exclama:

 

"Enfin je vois Rimbaud vivant!"

 

  • C'est un Arthur haut en couleurs, oui! J'ai juste peint d'après la célèbre photo de Carjat datant de 1871, l'année du Bateau ivre! dit le commissaire Belpomme. D'après elle, oui, et le témoignage d'un ami le décrivant comme un Peau-Rouge!...

    Il se mit à rire. Cela mit Paul à l'aise , tout en le surprenant. Paul contempla à nouveau le portrait. Le miracle était là. Il pouvait voir ses yeux, et non plus seulement un regard. Il pouvait voir la couleur de sa peau et de ses cheveux, comme en vrai.

 

Il entendit un «crunch » à côté de lui et dit:

 

  • Il devait être un grand mangeur de pommes...

  • Pour sûr! répondit le commissaire. « Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures... récita-t-il dans un élan lyrique. Et à quoi voyez-vous cela?

  • À son teint rose et frais, dit Paul.

  • Cela se tient. Mais on pourrait aussi bien dire qu'il était un grand mangeur de carottes! Enfin! comme nul n'a dit qu'Arthur avait les cuisses roses et comme il a parlé de pommes et non de carottes dans le vers...

    Ses yeux s'éclairèrent et il dit en riant:

  • D'ailleurs, il y a des vers dans les pommes et pas dans dans les carottes que je sache!

     

    Paul se dit que c'était faux, mais il ne releva pas. Le commissaire reprit son sérieux et dit:

  • En tant que... ver-lainien, vous devez sans doute connaître le tableau de Fantin-Latour...

  • Un coin de table? Si je ne le connaissais pas, que ferais-je ici?

  • Ce tableau date d'un an après la photo de Carjat et pourtant, Arthur y est très différent. Comment expliquez-vous cela?

  • Oui, c'est vrai. On ne peut pas dire la même chose de Verlaine qui se tient debout à sa gauche. Ni sans doute des six autres personnes. Arthur se détache, comme s'il était un étranger autour duquel le peintre aurait organisé son tableau.

  • Pertinent! Arthur était le nouvel arrivant dans ce groupe des Vilains-Bonhommes. Et la lettre de Léon Valade, l'un de ses membres correspond à ce tableau.

    Il se mit alors à déclamer:

    « Pour augmenter vos remords de n'avoir point assisté au dîner des Vilains-Bonhommes, je veux vous apprendre qu'on y a vu et entendu pour la première fois un petit bonhomme de 17 ans, dont la figure presque enfantine en annonce 14, et qui est le plus effrayant exemple de précocité mûre que nous avons jamais vu.

    Arthur Rimbaud, retenez ce nom qui (à moins que la destinée lui fasse tomber une pierre sur la tête), sera celui d'un grand poète. – « Jésus au milieu des docteurs », a dit d'Hervilly. Un autre dit: « C'est le diable! – ce qui m'a conduit à cette formule meilleure et nouvelle: le diable au milieu des docteurs... »

  • Fantin lui donne plutôt l'air d'un ange... remarqua Paul étonné par la mémoire de son interlocuteur.

  • Le tableau de Fantin-Latour, commenta le commissaire Belpomme, nous donnait une belle image dans sa pose et dans son flou, mais elle manquait de réalité. Je veux dire, elle donnait une image du poète, du génie précoce caressé par la Muse, la main sous le menton, alors que là... c'est Arthur Rimbaud tel qu'en lui-même!

     

    Il avait raison, Paul s'en rendait compte. Il faisait face à Arthur Rimbaud « tel qu'en lui-même » sans fard et sans fond allégorique. Le commissaire alla même jusqu'à dire au portrait qu'il était « trop 'gnon ».

    Quel homme!

     

    Arthur et Paul, assis l'un en face de l'autre, parlèrent encore longtemps en mangeant du potage, du pain et du fromage. Le commissaire Belpomme était intarissable sur la vie d'Arthur Rimbaud et Paul, fasciné par son érudition l'écouta attentivement.

 

Sa mère Vitalie Cuif, aride comme les Ardennes, éleva seule Arthur, son frère aîné Frédéric et ses deux petites soeurs Vitalie et Isabelle. Vitalie remplaça un an plus tard une soeur homonyme morte à trois mois lorsqu'Arthur avait trois ans. Leur père, Frédéric Rimbaud, fut absent autant qu'ardent: il s'engagea dans l'armée pour n'en sortir qu'à sa retraite. Il avait fait la campagne d'Algérie et n'avait cessé de monter en grade jusqu'à devenir capitaine deux ans avant la naissance d'Arthur. Les fugues d'Arthur et sa seconde vie misérable et mythique entre Aden et Harar où il devait faire oeuvre de marchand d'armes était-elle une tentative inconsciente pour se rapprocher de son père?

 

« N'aurait-il été qu'un homme errant dans les "Déserts de l'amour", titre d'un de ses poèmes en prose émargé des Illuminations, ou plutôt un homme déserté par l'Amour jamais ressenti de la part de sa mère qui était bien faite non seulement à l'image de la sécheresse de sa terre, mais aussi à celle de l'austérité et la sévérité instaurées par Thiers, dont la religion catholique servait les intérêts? C'est pourtant à cette mère que Rimbaud ne cessa d'écrire du désert, lettres émouvantes du sable aspirant à l'oasis.

 

« Il ne reverra pas son père. Celui-ci avait quitté sa femme et ses enfants en 1860, il avait trouvé la mort en 1878 à Dijon alors que son fils Arthur était à Gênes, attendant une embarcation pour Alexandrie. Il apprendra ce décès plus tard et on cherchera vainement une allusion à celui-ci dans ses missives.

 

« Estropié suite à un cancer osseux, Arthur Rimbaud reverra les siens émus devant sa souffrance, sa sérénité, ses illuminations poétiques et mystiques toutes trempées de son contact avec le désert, les tribus, le Coran... C'est à Marseille qu'il se trouve paralysé et n'ayant qu'une hâte: repartir! C'est à Marseille qu'il embarquera pour son dernier voyage, après qu'il eut écrit sa dernière lettre où il totalise 12 dents de perdues et où il exprime son désir au directeur des Messageries maritimes de rentrer au service d'Aphinar à Suez ; il lui dit instamment, ultimes mots écrits: "Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord...", – comptant partir le jour même. Il meurt à 10h du matin, le 10 novembre 1891, sans "A R", Accusé de Réception... »

 

Le commissaire Belpomme se retourna vers le portrait d'Arthur et enchaîna:

 

« On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans... 

 

« Sur ce portrait, Arthur avait 17 ans.

 

« On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans...

 

« Lorsqu'il écrit cela, il en avait 16...

 

 

 

« Nuit de juin! Dix sept ans! – On se laisse griser.

 

La sève est du champagne et vous monte à la tête...

 

On divague; on se sent aux lèvres un baiser

 

Qui palpite là comme une petite bête...

 

 

 

« Ceci, mon cher Paul, est extrait du poème "Roman". Et un an plus tard, à Charleville il écrivit Le Bateau ivre, peu de temps après la Semaine sanglante qui eut lieu du 21 au 28 mai 1871 à Paris. Il fut peut-être témoin de la débâcle communarde et des bombardements. Cependant la plus grande part de son être se réfugia dans la poésie et il envoya deux lettres de Charleville, la première à son professeur George Izambard datant probablement du 13 mai 1871 et la seconde du 15 mai, nettement plus longue, destinée à Paul Demeny, poète et ami d'Izambard. Toutes les deux ont des points communs: elles contiennent des poèmes en leur sein; elles parlent de "voyant", elles manifestent autant l'ambition qu'une soif de reconnaissance de sa qualité de poète par ses professeurs pétris d'un académisme qu'il combat. Enfin ces deux lettres précèdent et annoncent l'aboutissement flamboyant que sera Le Bateau ivre, un nouveau commencement incarné par "Les vers nouveaux et chansons" de 1872, et même la fin prochaine de sa carrière poétique.

 

« Celle-ci sera précipitée par un coup de révolver, le 10 juillet 1873, donné par le poète Paul Verlaine, son aîné de dix ans. Ce drame sera déclencheur de ce qui se profilait à l'horizon: l'écriture D'une saison en enfer écrit entre avril et août 1973... euh...1873! Pardon de cet anachronisme, – une bombe littéraire qui, seule oeuvre publiée de son vouloir – on serait tenté de dire "de son vivant" – porte la marque d'une crise spirituelle, d'un chambardement intérieur. Il est le témoignage acerbe et angoissé de son cheminement poétique auquel il annonce mettre un terme dès l'entrée:

 

 

 

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient.

 

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l'ai trouvé amère. – et je l'ai injuriée.

 

 

 

« La trajectoire le mène droit au désert de façon prémonitoire dans la conclusion de l'oeuvre. Ah! Mais j'anticipe. Je parlais du poème Roman, et je vous déroule le roman d'Arthur... Un an après ce poème, en 1871 donc, on trouve sous sa plume une inspiration fort différente. Prenons ce quatrain:

 

 

 

« Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,

 

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

 

Et des taches de vins bleus et des vomissures

 

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

 

 

 

- Le Bateau ivre! l'interrompit Paul, malgré lui.

 

- Oui, reprit le commissaire Belpomme, imperturbable, ceci est le cinquième quatrain du Bateau ivre qui en totalise vingt cinq. On voit que l'ivresse n'est pas la même. Dans le premier, l'ivresse du vin est mise en rapport avec l'ivresse d'un baiser, l'inverse étant tout aussi vrai. Dans le second, les taches de vins d'une couleur inhabituelle participent à une autre ivresse, celle d'un bateau en dérive sur la mer, et l'ivresse métaphorique du poète sur le poème ou la poésie, comme nous l'apprend la suite:

 

 

 

« Et dès lors je me suis baigné dans le Poème de la Mer...

 

 

 

« Ivresse des couleurs, ivresse des images, ivresse du mouvement du poème devenant mer – une mer dont chaque quatrain serait une vague – ivresse des scansions en début de quatrains: "je sais", "j'ai vu", "j'ai rêvé", "j'ai suivi", "j'ai heurté", à nouveau "j'ai vu", ivresse du Bateau, la mer soûle, océan de vin, appelant le vomissement à bord ou par-dessus: tenez, toutes les pommes du commissaire Belpomme renvoyées à la mer! (il rit de son incision impromptue). Et le poète qui a vomi tant de vers s'écrie:

 

 

 

« L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes

 

Ô que ma quille éclate! Ô que j'aille à la mer!"

 

 

 

« Le poète se rend:

 

 

 

« Je ne puis plus, ô lames...

 

 

 

« Le poète échoue sur la rive après que l'ivresse soit passée: il a la gueule de bois métaphysique.

 

« Il nous fallait passer par cette dérive nous aussi pour aborder le Mystère du Voyant et ses trois voyants fantômes. Tout ce cheminement n'a d'autre but que de mieux saisir le pépin. Mais prenez le mot "voyant" comme un pépin, et vous digérerez mieux la compote, si vous considérez que l'on ne fait que tourner autour du pot. »

 

 

 

Paul répondit:

 

  • Moi ce qui m'intéresse, c'est le mystère des trois Voyants fantômes.

  • Ah bon? Vous êtes sans doute de ceux qui séparent l'oeuvre de la vie et la vie de l'oeuvre, comme on sépare en l'oeuf le blanc du jaune et le jaune du blanc.

  • Pardon, je me sens un peu sot.

 

De manière incongrue et extravagante, le commissaire Belpomme s'adressa à Arthur Rimbaud en portrait, comme prenant la parole à la place de Paul rempli de désarroi :

 

  • Que dois-je faire Arthur, roi des poètes?

 

Un silence pesé et le commissaire donna lui-même sa réponse dans une voix transformée :

 

  • Être l'assistant du commissaire Belpomme pour résoudre les énigmes, les mystères qui me concernent.

  • Là, c'est pour ma pomme... dit Paul, la mine déconfite. Moi et les énigmes...

  • Considère-le comme un honneur, fit Arthur Rimbaud. Tu vas concourir à éclairer un point noir du tableau, à lever le voile sur ce que cache les Lettres dites du Voyant.

  • Et comment?

  • Lis-les, saisis-en l'esprit et repère les points clés.

  • Les bras m'en tombent.

  • Allons, un effort, Paul !

 

 Le commissaire Belpomme était quant à lui fou de joie, et se tournant vers son nouvel assistant, il déclara :

 

  • Oh! Bienvenu Paul, je suis heureux et fier de trouver en vous un assistant. Je ne doute pas que vous pourrez m'aider de vos lumières. Vous me tiendrez compagnie et me servirez aussi de témoin dans mes recherches... nos recherches! Voyez-vous, il me manque de la logique. Arthur en a, mais il se mêle le moins possible de mes enquêtes.

  • Mais je suis minable en logique, opposa Paul.

  • Allons ! Allons ! Ne vous sous-estimez pas.

    Et plus surprenant que jamais, il déploya un humour à renverser trois hommes dans un bateau :

  • Vous avez deux pommes: pomme Prouti et pomme Prouta qui sont dans un bateau, pomme Prouti tombe à l'eau. Qu'est-ce qui reste? fit le commissaire avec animation.

  • Pomme Prouta... avança Paul amusé et embarrassé à la fois.

  • Vous voyez, en logique, vous êtes meilleur que moi! Moi j'ai répondu Pomme Prouti. C'est à cause de la terminaison en i. Ça m'a fait tout de suite pensé à "clafoutis" et comme j'adore les clafoutis – aux pommes bien sûr, car qui dit "clafoutis", un vrai, dit "pomme"– je ne voulais pas qu'il tombe à l'eau. C'est une autre logique, vous allez me dire, eh bien parions que la vôtre et la mienne feront bon ménage.

  • D'accord, commissaire Belpomme, fit Paul, comme alléché par la perspective d'un clafoutis.

  • Et maintenant faites la lecture que le roi Arthur vous a demandé de faire et laissez reposer tout cela durant votre sommeil.

  • Entendu, commissaire Belpomme.

 

Clafoutis ou pas, la passion l'avait revigoré.

 

Préférez-vous dormir dans la chambre d'ami ou ici, dans le salon, en présence d'Arthur ? demanda le commissaire.

Paul, surpris par la question, leva ses yeux vers Arthur comme pour chercher une réponse. Posté en face du portrait , il attendait un « oui » de la part de son hôte derrière lui. Mais rien ne vint.

Je dormirai ici, finit-il par dire.

Choix judicieux, mon ami ! fit le commissaire Belpomme ravi.

 

 Dans l'esprit de Paul pointa cette question : « Comment vais-je pouvoir lire les lettres ?» ; et à ce moment même le commissaire Belpomme présenta lui tendit un volume des oeuvres complètes de Rimbaud dans la collection de la Pléiade.

 

- Que la nuit vous soit douce et inspirante ! ajoutat-il dans un clin d'oeil.

Il sortit, puis revint aussitôt : « Ah ! Bien sûr, vous n'êtes pas un éléphant, vous ne dormez pas debout !

Et il déploya le canapé à un angle du salon en un rien de temps, soudain transformé en lit.

- Et voilà !

Puis, il se tourna vers Arthur et dit : Veille bien sur lui.

Et alors qu'il commençait à bâiller de fatigue – pas au point cependant d'avoir à lutter contre la chute définitive des paupières sur des yeux rougis et piquants – il se trouva fouetté, stimulé comme par un café fort. Ses yeux tombèrent sur le carton d'emballage du volume de la Pléiade la photo de Rimbaud par Carjat ornant le carton d'emballage du volume de la Pléiade que lui avait laissé le commissaire Belpomme, et levant à nouveau les yeux sur le portrait au mur, il mesura toute la différence, et remarqua tout ce qui ne pouvait se deviner d'après la photo.

 

  • Si jamais vous avez encore de la force, lisez avant de dormir les Lettres du Voyant, dit le commissaire.

  • Oui. Merci, Monsieur...

  • Vous pouvez m'appeler Arthur. Bonne nuit, Paul.

  • Bonne nuit, Arthur.

 

 Paul enfin se trouva seul dans ce salon tout de bois vernis et sentant la cire d'abeille. Des pots de fleurs séchées ici et là sur les meubles anciens et sculptés de scènes pastorales ou mythologiques – et parmi elles une réplique en volume de Vénus sortant des eaux de Botticelli – donnaient au lieu un petit quelque chose de suranné mais charmant. Un piano au coin montrait ses touches ivoirines et noires, luisantes et tentantes. Il rêvait depuis fort longtemps en posséder un et en jouer.

 Mais Paul, se détournant de l'objet de son désir d'aller improviser quelques notes, profita de l'effet de la caféine rimbaldienne pour lire les deux lettres du Voyant, c'est à dire sept pages, avant de tomber dans le sommeil comme une pomme mûre tombe au sol.

 

 

 

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