Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Rimbaud passion
16 février 2015

Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur (nouvelle version) Troisième chapitre

III

 

 

Après une bonne nuit de sommeil plein de songes, c'était reparti! Paul et le commissaire en étaient maintenant à leur troisième journée qui s'achèverait donc sur leur troisième colloque. En dehors de ces moments forts, le commissaire Belpomme vaquait seul à ses occupations dans son bureau ou ailleurs. Paul passait son temps, en solitaire également, à se promener dans la forêt ou le village le plus proche à trois kilomètres de marche et à poursuivre son travail sur Verlaine. Il avait accepté l'invitation du commissaire Belpomme à rester quelques jours. La maison lui offrait le calme propice à l'inspiration, et leurs entretiens un enthousiasme stimulant.

 

-Alors Paul, avez-vous rêvé? demanda avec empressement le commissaire à son retour.

-Oui, j'ai rêvé d'une femme avec Rimbaud.

-Une femme de là-bas...

-Que voulez-vous dire?

-Oh rien. Une femme du pays des rêves sans doute. Rimbaud et les femmes, vaste sujet! Il n'est pas le nôtre.

-Pas de notre sujet? Que faites-vous de ses propos sur la femme dans la seconde lettre du Voyant? Tenez, je veux bien lire...

Mais avant que Paul n'en fasse la lecture, le commissaire Belpomme la cita de mémoire, au grand ébahissement de son interlocuteur:

- «  Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme, – jusqu'ici abominable – lui ayant redonné son envoi, elle sera poète elle aussi! La femme trouvera de l'inconnu! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres? – elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses; nous les prendrons, nous les comprendrons.  » Beau passage en effet, vous faites bien de le souligner. La femme voyante n'était pas encore née selon lui, bien qu'il admira la poésie de Louisa Siefert.

«  On ne peut pas dire que ses propos soient novateurs pour l'époque, mais il avait un don unique pour cristalliser des idées courantes dans un style prophétique, avec des tournures qui font mouche et qui convenaient à la façon dont il voyait la poésie. Il voyait le poète comme un prophète. Dès 1868, il avait écrit dans un devoir en latin: "TU VATES ERIS: "Tu seras devin et poète", VATES signifiant en latin à la fois "poète" et "prophète".

«  Un certain Paterne Berrichon très controversé, devenu le mari d'Isabelle Rimbaud, sa petite sœur, compara la naissance d'Arthur à celle de Merlin l'Enchanteur rapportée par Quinet. La mère de Merlin lâcha son fils, qui avait pour père Satan, quand il s'adressa à elle pour la consoler dans sa tristesse. Le petit se releva et alla lire dans un livre des mots de réconfort. Isabelle lui a-t-elle fourni l'anecdote savoureuse d'Arthur retrouvé par sa nourrice en train de ramper par terre vers la porte tandis qu'elle s'était absentée? Paterne affirme qu'il commença ainsi sa vie d'aventurier. Alors après cela, qu'Arthur lui-même ait cru être Merlin l'Enchanteur et avoir ses pouvoirs! Pourtant on pourrait davantage comparer sa naissance à celle de Gargantua.  »

Paul saura qu'une simple déviation du sujet peut être riche, mais c'était «  à nos risques et périls  » ou comme dirait un homme célèbre de notre temps «  À nos risques et plaisirs  », mais le risque restant de se perdre, d'être perdu, car le commissaire pouvait emmener loin. La preuve en est de cette suite  (et encore il aurait pu faire beaucoup plus long:

«  On peut, pendant qu'on y est, parler du nom «  Arthur  ». Il n'y a rien de plus celte et de plus royal  : «  Le roi des ours  ». L'ours étant aux celtes ce que pour nous est le lion. «  Mon auberge était à la grande Ourse  », lit-on dans Ma Bohème. Quoi de plus logique  ! Comme par hasard, lui le paysan poète ayant déclaré  : «  La main à plume vaut la main à charrue  » nomme une constellation qui dans l'Angleterre médiévale – sol du Roi Arthur – était nommée «  La charrue  », et des druides l'appelaient aussi «  Le chariot d'Arthur  ». On pense au chariot de feu, au char solaire... En Europe, on appelait la Grande Ourse aussi «  Sanglier  » (qu'on peut traduire par «  sang lié  »), et comme par hasard le sanglier est l'emblème des Ardennes...

«  Bref! Le mythe Rimbaud, le plus grand de la littérature moderne peut engendrer bien des mythes! Mais si tu veux, tu pourras lire l'ouvrage sans doute le plus essentiel pour la connaissance de Rimbaud: celui d'Enid Starkie, une femme. Oui, une femme, et qui plus est anglaise. Et pour le reste de mes pistes, c'est tiré d'un site rétablissant notre symbolique originelle qui a été inversée...

«  holà  ! Je dois freiner sec  ! intervint le commissaire. Vois-tu, le plus difficile pour un esprit comme le mien est de ne pas emmener trop loin mon auditeur dans un sens afin de ne pas devoir mouliner ensuite pour le ramener dans le fil... Aussi, à présent, mon cher, revenons à nos moutons, à nos pépins. N'est-ce pas le mystère des trois voyants fantômes, notre sujet  ?

- Si, répondit Paul.

- Est-ce que oui ou non vous aimez le mystère des trois voyants fantômes  ?

- Oui.

- Je n'ai pas entendu.

- Oui.

- Parlons moderne. Absolument moderne... Est-ce que oui ou non vous kiffez le Mystère des trois voyants fantômes  ?

- Yes, I kiffe  !

- Do you like the mystery of the three clairvoyants phantom  ?

- Yes I like it  ! I love it  !

- Est-ce que vous voulez le résoudre  ?

- Évidemment, quelle question  !

-  Bien. Retournons-y sérieusement, alors. Au travail  !

La mine du commissaire ne faisait aucun doute sur son sérieux. Paul ne broncha pas, bien qu'étonné de la jonglerie du commissaire semblant tout le temps comme tiré à hue et à dia, et n'affectant rien de mieux que de se faire du grand écart un défi.

- Petit rappel, engagea t-il  : nous avons commencé à étudier les lettres dites «  du Voyant  », et dernièrement, nous avons parlé de trois «  pépins  » qui découlent des cinq autres mentions du mot "voyant", on va dire de cinq «  pommes  » – les trois pépins étant destinés à devenir pommes...

-Oui, répondit Paul tout aussi sérieux, et je me doute, que ces cinq pommes ont un rapport avec les quatre voyants qu'il cite: Victor Hugo, Charles Baudelaire, Albert Mérat, Verlaine, et le cinquième qu'il sous-entend serait lui-même. Mais ne me faites pas plus attendre. Quels sont les trois autres, les trois voyants fantômes?

-Tu veux tout tout de suite sans attendre la démonstration. Sans même chercher. Soit. Il fallait déjà savoir qu'il cachait des noms outre le sien. Ils sont trois, donc, – trois poètes. Je ne veux pas user tes nerfs, leurs noms sont cachés dans les initiales du brouillon de la seconde Lettre du voyant.

-Du brouillon? s'étonna Paul.

Le commissaire s'éclipsa, puis réapparut avec une boite rouge décorée de trèfles dorés.

-Voici, fit-il en ouvrant avec déférence la boîte.

 

Il en sortit une feuille manuscrite ancienne, biffée à plusieurs endroits, bien remplie recto et verso. Le texte était écrit en pattes de mouche, Paul put lire en haut à droite: «  Charleville, 15 mai 1871  ».

-Mais où avez-vous trouvé ça? dit-il n'en croyant pas ses yeux. Un brouillon de la seconde Lettre du voyant dont personne à part vous n'a connaissance?

-Si, vous maintenant. Quand à savoir où, pourquoi, comment, qui sait si vous ne le saurez pas plus tard. Pour l'instant, regardez attentivement le coin gauche au verso. Que lisez-vous?

-N V L. Qu'est-ce donc?

-Les trois voyants fantômes. Je vous dévoile sans plus attendre les noms qui se cachent derrière ces initiales. Ainsi donc, "N" comme Nerval en tête, et c'est logique que les trois consonnes se trouvent dans son nom; ensuite, "V" comme Verne – oui, Jules Verne est le deuxième voyant – enfin "L" comme Lautréamont, le comte de Lautréamont ou Isidore Ducasse Lautréamont, l'auteur des fameux Chants de Maldoror.

-Mais pourquoi Arthur les aurait-il dissimulés?

-De par ma pomme, cela s'élucide à l'étude. L'heure est au cours magistral. Cela va être long. Libre à vous de rester ou non. Tout dépend de votre intérêt. Je comprendrais parfaitement que vous jugiez le fruit de mes recherches sans valeur et sans intérêt aucun sinon celui de se masturber cérébralement. Que choisissez-vous?

-Savoir, je veux savoir. Je ne vous ai pas rencontré pour rien, Professeur Belpomme!

-Bien, comme vous voudrez, Paul. Il faut avant tout éclairer les circonstances précédant l'envoi de la première Lettre du Voyant le 13 mai 1871 lorsque Rimbaud est âgé de 16 ans et demi et revient dégoûté de ce qu'il a vécu à Paris, sa violence et sa misère sous la Commune.

«  Georges Izambard, âgé de 21 ans, avait été son professeur de Rhétorique pendant l'année scolaire de 1870, il avait offert beaucoup de lectures à sa gourmandise et l'avait aussi encouragé à écrire en voyant les dons de cet "enfant prodige". Il était devenu son ami et l'avait révélé à lui-même, l'arrachant à l'absurde sévérité militaire de sa mère, la "mère fléau".

«  Celle-ci lut dans La revue pour tous à laquelle elle était abonnée son premier poème publié, les Étrennes des orphelins et dut le voir comme inoffensif, d'autant plus qu'il était de caractère académique. Il remporta les lauriers au collège, la remplissant d'une fierté et d'un espoir hélas vite déçu lorsqu'il fugua. Elle reprocha au professeur de lui avoir donné des lectures subversives, tel que Les Misérables de Victor Hugo, de l'avoir dévergondé et lui réclama farouchement son fils réfugié chez lui et trois bonnes tantes à Douai.

«    Car, oui, j'ai oublié de te le dire, le jeune Arthur passa sept jours en prison lors de cette fugue et il fut libéré par Izambard à qui il avait fait appel et qui n'avait qu'une hâte: le rendre à sa mère angoissée même si cela lui déchirait le coeur. Seulement, la France était en guerre contre la Prusse, Rimbaud était loin du bercail et il avait grand besoin d'un havre de paix, d'amour et de liberté, ce qu'il lui donna pendant trois semaines. Plus encore, le jeune poète se sentit compris, valorisé par son professeur et trouva, grâce à lui et aux trois femmes qui l'épouillèrent après son séjour en prison, l'affection dont il avait tant besoin.

«  Sous l'influence des événements nationaux, Rimbaud était prêt à suivre son professeur partout où il irait, il s'engagea comme lui dans la Garde nationale, mais ce fut à son grand dam avec un balai sur l'épaule: il était trop jeune pour le fusil. Cela l'empêcha aussi de s'engager dans l'armée pour lutter contre les prussiens.

«  Finalement Izambard le remit à sa mère qui le tira par l'oreille jusque chez lui où elle le jeta. Mais sept jours plus tard, le poète fugua à nouveau. Izambard fut pressé par la "mère Rimb" de le chercher. Ce qu'il fit sans succès jusqu'à son retour chez lui à Douai. Surprise : il était là! Il recopiait tranquillement ses propres poèmes en élève appliqué, entouré des bonnes tantes, qui pourraient être les "chercheuses de poux" de son poème éponyme. Izambard n'eut pas le courage de le réprimander. Malgré les difficultés de ravitaillement, la faim, il vécut deux semaines de joie, lors de délicieux vagabondages qui expliquent la beauté, la fraîcheur, le sentiment d'amour et de liberté qu'inspire Ma Bohème à la lecture.

«  Le glas de ce bonheur sonna quand un jour son professeur lui dit qu'il ne pouvait le chasser mais qu'il ne pouvait pas non plus le garder car il était encore mineur. Arthur ne rechigna pas, plutôt compréhensif et même empli de reconnaissance pour l'amour reçu. Redevenu le gentil garçon qu'il avait été, il promit d'être sage auprès de sa mère. Il lui sera rendu par la police cette fois, pâle et résigné. Peu de temps après il écrivit à son professeur une lettre déchirante qu'il signa ainsi: "ce "sans-coeur" de A. RIMBAUD." On imagine que les paroles de sa mère l'avaient rempli de culpabilité et qu'il se languissait, ne demandant qu'une chose: revivre la "liberté libre" comme il disait.

 

Le commissaire, à ce moment de son récit absorba une larme en portant le côté satiné de sa pomme sous l'oeil et en s'en tamponnant. Il soupira et poursuivit:

  • «  L'école où il avait brillé, où il avait été admis auprès de ses camarades par son professeur l'année d'avant, s'était transformé en hôpital avec la guerre. Il n'y eût pas de rentrée pour lui et son ami Delahaye: l'école buissonnière leur fut offerte par la vie, et c'est cette vie qu'il savoura alors, portant une attention toute nouvelle à des choses qu'il aurait trouvées bien banales auparavant.

«  Il vécut intensément l'instant. Dans le bois d'Amour et l'avenue des Tilleuls, leur endroit favori, les deux amis passèrent de grands moments, parlant et fumant parfois - le tabac se faisait rare - partageant leurs idées politiques et leurs découvertes poétiques. Rimbaud impressionnait son ami par la facilité d'élocution et certainement l'enthousiasme avec lequel il lisait des textes.

"Arthur était rempli d'une foi anarchiste. Ainsi, cueillant une achillée millefeuille et la montrant à son ami plein de résistance, il s'écria enflammé : «  Regarde. Où achèteras-tu un objet de luxe, ou d'art, d'une structure plus savante? Quand toutes nos institutions sociales auraient disparu, la nature nous offrirait toujours, en variété infinie, des millions de bijoux. Et quelle "grandeur", quelle "beauté" vois-tu dans la cupidité grossière, la vanité idiote? Souffriras-tu beaucoup de voir s'évanouir ces chers mobiles de l'activité moderne?  »

 

Le commissaire Belpomme s'était animé comme s'il était le poète lui-même et Paul aurait cru voir Rimbaud ressuscité s'il ne fixait pas des yeux le portrait qu'il avait fait du poète, le regard bleu ciel déterminé, porté vers l'horizon. Il se reprit et dit avec une voix normale :

-Ainsi, Rimbaud vit dans l'urgence jusqu'à ce qu'il reparte pour Paris, un mois après l'Armistice et deux mois après les bombardements de Mézières qui le firent craindre pour son ami Delahaye habitant à côté de Charleville, cette ville qui lui est accolée maintenant pour donner Charleville-Mézières. Nous sommes le 25 février 1871 et Rimbaud, plutôt que de retourner au collège qui vient de rouvrir prend une troisième fois le train pour Paris dans le but de lutter contre les oppresseurs, mais cette fois-ci avec une adresse où il pourra être hébergé: André Gill, un caricaturiste.

«  Celui-ci est bien surpris de voir cet inconnu dormant chez lui en rentrant. Rimbaud réveillé se présente comme poète, comme si cela devait être un passeport. L'hôte lui donne tout ce qu'il a: 10 francs pour retourner à Charleville – et lui ferme sa porte en disant qu'un poète n'a rien à faire à Paris en ces périodes de trouble. Rimbaud ne retournera pas à Charleville, il vagabondera dans la misère de Paris. Expérience violente qui marquera son coeur au fer rouge. Il écrira dans Le coeur supplicié: "leurs insultes l'ont dépravé" et il s'écrie "comment agir ô coeur volé"?

«  Sa poésie, alors plus audacieuse et amère, se transforme autant que l'adolescent qui semble avoir connu durant ce court laps de temps sa grande poussée pubertaire. Vécut-il comme un foudroiement et une souillure son initiation sexuelle? Son ami Delahaye – qui vient jeter la confusion dans les données – a parlé d'une fille de son âge, de Charleville comme lui, et dont il aurait été amoureux. Elle aurait vraiment été son premier amour et elle aurait voulu l'accompagner dans sa marche vers Paris pour s'enrôler dans l'armée de la Commune. Mais un jour, alors qu'il était "franc-tireur de la Révolution", il eut la surprise et l'émotion de la revoir dans une rue fréquentée. Leurs regards se croisèrent, se caressèrent. Il eut un élan vers elle. Elle se perdit dans la foule... Elle était là pour lui, avait fait tout ce chemin pour lui, c'était sûr. Qu'était-elle devenue au cours de la semaine terrible?

  • Vous faites allusion à la Semaine sanglante, je pense, coupa Paul.

  • Évidemment  ! C'est bien, tu sais casser le rythme comme au théâtre, et ainsi donner un petit coup de fouet pour rester bien attentif.

  • Ou un souffle.

  • Ou un souffle. Maintenant, continuons pour ne pas lâcher le fil.

«  L'année suivante – donc en 1872 –, dans un moment où Arthur était joyeux, son ami Ernest – c'est à dire Delahaye – se se risqua à lui rappeler cet amour. Son visage changea, et, triste, il dit: "Je n'aime pas qu'on m'en parle". Delahaye se demanda bien des années plus tard dans ses Souvenirs s'ils se sont jamais revus et si elle n'est pas la "Vierge folle" d'Une Saison en enfer. Quoi qu'il en soit de la vérité de cette histoire, il exprimera par la suite un certain dégoût de la femme – non pas poétesse, mais amante – perceptible dans Mes petites amoureuses, par exemple, assez sarcastique et cassant à l'image de la versification «  huit-quatre abab  »  :

Un soir, tu me sacras poète,

Blond laideron  :

Descends ici que je te fouette

En mon giron .

 

«  A-t-il, par ailleurs, été violé lors de son séjour à Paris? Difficile de le savoir. A part le Coeur supplicié rempli de dégoût, mêlant peut-être événements sociaux et histoire sentimentale, le seul texte qui laisse des traces de cette dure expérience à mettre au pluriel est Une Saison en enfer. Il a dû se sentir bien abandonné: "Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus, sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation! J'exècre la misère." L'expérience est si forte qu'il renie tous ses poèmes antérieurs à son retour de la capitale. Il demande à Paul Demeny, poète et ami d'Izambard à qui il avait envoyé peu de temps auparavant son cahier de poèmes mis au propre, de les brûler.

Le commissaire déclama, furibond:

-"Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, brûlez tous ces vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai."

Paul sursauta. À nouveau, c'était comme si ces paroles venaient du portrait vers lequel le commissaire s'était retourné. Celui-ci reprit, d'un ton neutre:

-Ceci est dans la lettre qui suit la deuxième lettre du Voyant, datant de mai, adressée elle aussi à Paul Demeny. Nous sommes en juin 1871, plus de quinze jours après l'envoi des fameuses lettres. La première était adressée à Izambard et la parodie que celui-ci fit du poème "Le coeur supplicié" ou "Le coeur volé" est probablement – bien qu'Izambard s'en soit défendu plus tard – à l'origine de leur séparation non plus seulement physique mais spirituelle: son ancien professeur avait jugé que d'être absurde était à la portée de tout le monde. L'incompréhension insultante de sa nouvelle poésie, celle du Voyant, brisa Rimbaud. Il faut dire aussi que dans sa lettre, il avait déclaré: "Vous n'êtes pas Enseignant pour moi"!

S'il avait seulement dit qu'il était en grève, qu'il ne voulait pas travailler... mais là il avait dû blesser l'amour-propre du professeur.

-Professeur Belpomme, cela est passionnant, émouvant, bouleversant, mais j'ai hâte d'être éclairé sur les trois voyants fantômes. Maintenant que vous m'avez mis l'eau à la bouche par cette tranchante révélation du «  NVL  ».

-Oui, oui, bien sûr! Ah, cette émotion que donne la femme disant qu'elle est prête!...

À ce moment, le volubile et intarissable commissaire «  rimbaldien  » fourra le nez dans sa pomme ouverte et juteuse et en respira le parfum avec délectation.

- Pardon. Revenons à nos pépins. Mais tout de même, il faut le temps qu'il faut pour savourer pleinement le fruit... Il y a des choses qu'on ne peut passer sous silence en parlant des lettres du Voyant. Il faut maintenant confronter deux images de l'extrême.

  • Encore  ?

  • Quoi  ? Vous lasseriez-vous, mon ami  ? Manqueriez-vous de patience  ? Cela faisait vingt ans que j'attendais des oreilles en or comme les vôtres. Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous lâcher comme ça et lésiner sur la marchandise  ! Je vois. Tu voudrais avoir le poster avant d'avoir eu dix images.

  • On n'est pas à l'école primaire, professeur.

  • C'était une image... Bon passons. La première image, la première extrémité, est celle de l'enfance décrite ainsi par Louis Pierquin, camarade de collège: «  Chaque dimanche, Mme Rimbaud assistait à l'église paroissiale, à la messe de onze heures. Elle s'y rendait majestueusement, avec ses enfants: en avant, les deux fillettes, Vitalie et Isabelle, se tenant par la main  ; au deuxième rang, les deux garçons, Arthur et Frédéric, se tenant également par la main. Mme Rimbaud fermait la marche – à distance réglementaire. Les petits étaient proprement habillés, en gros souliers, en costume de coupe désuète. Le même cérémonial était strictement observé, les jours de marché, pour aller sur la place Ducale faire les emplettes et les provisions. C'était un sujet de curiosité pour les passants et les boutiquiers et le cortège original cheminait d'une façon impeccable sous les commentaires ironiques.  »

«  La seconde dont témoigne un ancien camarade de classe et qui correspond à cette période depuis le 10 mars 1871 jusqu'à peut-être la fin du mois, voire jusqu'à une partie d'avril, enfin entre son retour de Paris et les lettres du Voyant. Rimbaud est fulgurant, ses changements sont très rapides, il aurait voulu exterminer la majeure partie de l'humanité, au moyen des tortures les plus lentes. Un soir, au café Dutherne, il s'en prend violemment à ceux qu'il appelait "  les gêneurs", ceux qui, tous plus incapables les uns que les autres, se mêlent de la vie des autres et interviennent avec leurs principes :

«  Il faut se débarrasser de toutes ces ordures, criait-il avec fureur, quel qu'en soit le prix! En ce qui me concerne je n'hésiterais pas à recourir au meurtre et ce serait pour moi le plus grand des plaisirs d'assister à l'agonie de mes victimes.  » Qu'il soit sous l'effet de l'alcool ou non, c'est un écorché vif qui laisse couler la plaie de son coeur avec cynisme.

«  On peut y voir peut-être un reflet de ce qu'il a enduré depuis l'enfance sous le régime maternel, celui d'une mort lente provoqué par une surveillance rapprochée constante jusqu'à ses quinze ou seize ans, celui d'une carence d'affection. Rimbaud était dans la provocation totale et devait ainsi faire honte ou enrager bien des bourgeois de Charleville  : les "Assis", pour reprendre le titre d'un de ses poèmes les plus féroces. Son ami Delahaye essaya de lui faire reprendre les cours, il lui parla de leur nouveau professeur qui n'avait apparemment rien à envier à Izambard et avait des méthodes pédagogiques en avance sur son temps, bref, un type que Rimbaud aurait pu aimer; il l'emmena même près de lui, assis sur un banc, mais Rimbaud, trop timide et n'osant le déranger dans ses pensées, renonça.

«  Celui qui avait été un modèle l'année précédente ne pouvait sans doute plus faire marche arrière malgré son envie de trouver dans sa vie un élément stabilisateur. Son évolution spirituelle lui refusait cette voie scolaire; c'est l'école de la vie dont il devait faire l'apprentissage. Cette nouvelle période bouleversante fut aussi l'une des plus créatives pour Rimbaud, comme par compensation... et il fit une rencontre primordiale qui changea sa vision de la poésie et du monde.

«  L'opportunité d'évolution, de croissance spirituelle se présenta avec la personne de Charles Bretagne. Si vous regardez le portrait de Henri VIII d'Angleterre, vous aurez à peu près son portrait, puisqu'il prétendait lui ressembler physiquement. Bretagne était du brut de pomme; il était jovial, comme le joueur de Rommelpot de Franz Hals. Mais lui, il était plutôt joueur de violon à ses heures. Il était fonctionnaire des douanes, anticlérical, libre-penseur, dessinateur, d'un esprit grivois comme Rabelais, féru d'occultisme et d'illuminisme. On disait de lui qu'au Moyen-Age il aurait été brûlé comme hérétique.

«  Il semble bien qu'il était plus adepte d'alchimie et de kabbale que de spiritisme et autres sciences occultes comme l'était Hugo. Envisageant l'unité divine par la transmutation des métaux de l'âme, il joua un rôle d'éveilleur sur cette âme en crise qu'était Arthur Rimbaud. Au plus fort de sa révolte, il lui ouvrit les portes sur une autre dimension, notamment grâce à des lectures: surtout celle d'Éliphas Levi qui développait les principales idées que Rimbaud mettra dans ses lettres du Voyant à propos de la Poésie, du rôle du Poète, du rôle futur de la femme.

«  Bretagne ne le jugea pas et l'encouragea dans son expression poétique et verbale, combien même elle rebuterait. Il aida sans doute Rimbaud à épuiser tous ses poisons, toute sa haine contenue contre la religion officielle. Il était lui même anticlérical, ai-je dit, mais son but était spirituel: le "connais-toi toi-même" a dû être au centre de l'initiation de Rimbaud par ce curieux et excentrique personnage. Il lui a fait connaître l'alchimie du Verbe et la théorie des correspondances du suédois Swedenborg que l'allemand E.T.A Hoffmann, auteur du Vase d'or, et tous les romantiques en France en passant par Baudelaire, auteur d'un poème intitulé "Correspondances", avaient adoptées pour leur art.

«  Cette génération avait découvert aussi assez succinctement, la pensée hindoue, bouddhiste et même soufie qui parlait de perte des illusions et de détachement de l'ego. Arthur Rimbaud vit le bénéfice que de telles traditions, toutes dans la voie de la grande Tradition, avec un grand T, pouvaient apporter à la poésie, mais jusqu'où s'est-il investi dans cette voie? Un poème comme Voyelles dont je sens qu'on y aura affaire de façon profonde et originale, a été revendiqué à la fois par des alchimistes, des kabbalistes et des adeptes du tantrisme. Il décrirait les différentes étapes de l'alchimie, de la prima materia à l'or.

«  Le seul but de Bretagne en tout cas était de le faire naître à lui-même, à la lumière divine qu'il portait en lui par delà le bien et le mal. On peut penser qu'il l'a encouragé à se faire "l'âme monstrueuse" comme il l'exprime dans sa deuxième lettre du Voyant, mais rien n'est moins sûr. Arthur est une éponge qui absorbe tout et il est assez impressionnable. De Bretagne comme d'autres, il fait son propre miel suivant le prisme de son être. En gros, c'est davantage Bretagne en lui, sa représentation en lui-même, et non Bretagne lui-même, qui influe sur lui. Il était comme tous sujet à interprétations et projections. Mais ce qui importe concrètement pour nous, c'est ce qu'il dit à propos du poète voyant: "Il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que les quintessences."

Paul intervint:

- C'est le principe même de l'opération alchimique évoquée aussi par Baudelaire:

«  Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence

Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.

Arthur reprit:

-Mais Baudelaire, même s'il considérait la poésie comme une "opération magique" était resté dans une vision très occidentale du péché, alors que Rimbaud s'est tourné vers l'Orient de son être. La connaissance de lui-même est peut-être à l'origine de sa vie en Afrique, où il devait accomplir son destin, en acceptant la misère, tribut à verser à son initiation.

«  Primo Lévi disait: Travailler, c'est souffrir. "Toute peine endurée, toute souffrance subie est un progrès. Ceux qui souffrent beaucoup vivent plus que ceux qui ne savent pas souffrir." Déjà, la première lettre de Rimbaud se fait l'écho de cette vision: "Je serai un travailleur, écrit-il à Izambard: c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris – où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève." Il annonce ici qu'il sera un travailleur, mais dans un sens spirituel, ce que confirme la suite: "Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi? Je veux être poète et je travaille à être Voyant."

«  Dans sa deuxième lettre, il parle de "l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe", de "l'ineffable torture où il a besoin de toute la foi". On sait que le mot "travail" vient du latin tripalium qui veut dire "torture". Plus loin, il prophétise: "Viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé!" Et à la fin de sa lettre il répète à Paul Demeny ce qu'il disait à Paul Izambard: "Ainsi, je travaille à me rendre voyant."

-Et pourtant il va partir pour travailler en Afrique, remarqua Paul.

-Exact. On appelait son père "l'Africain" et son destin l'amènera, lui, non pas en Afrique septentrionale, mais en Afrique orientale. En fait, l'aventure poétique de Rimbaud a commencé à la fin de celle d'une femme aventurière de 37 ans dont il avait peut-être entendu parlé, Alexandra Tinné, qui s'était entièrement arabisée et dont l'assassinat par des Touaregs en septembre 1869 avait ému toute l'Europe... Et cette aventure s'est achevée pour lui aussi à 37 ans, en 1891! Cette même année où le peintre Paul Gauguin, retrempait à Tahiti son pinceau dans le primitif comme lui avait retrempé sa plume, mais inconsciemment peut-être, dans le désert et ses tribus.

«  Mais je m'emballe, cette plume retrempée dans l'oralité, on n'en a aucune trace en dehors du témoignage de sa soeur qui dit avoir entendu les paroles poétiques, improvisées de son frère sur son lit de mort. Rimbaud, au coeur du désert, a côtoyé de près les Ogadines, et il note à leur propos dans son Rapport sur l'Ogadine datant du 10 décembre 1883: "ils sont poètes improvisateurs".

        • Passionnant, Professeur.... Je ne sais si vous êtes poète, en tout cas je vous soupçonne d'être doué pour l'improvisation (et les circonvolutions quasi procrastinatiques, aurai-il pu ajouter). À moins que... Mais bon sang! J'ai hâte d'avoir la suite du mystère des trois voyants fantômes.

        • Oui, bien sûr... les trois voyants fantômes... Je suis navré, Paul, mon énergie pour continuer sur cette lancée devient fantôme, je le crains bien, et vous risquez de vous y perdre...

        • Que voulez-vous dire?

        • Je suis fatigué, voyez-vous, Paul. La suite, je vous le promets, vous l'aurez demain. Je vous parlerai exclusivement du mystère des trois voyants; une bagatelle en vérité par rapport à l'oeuvre-vie de Rimbaud, mais il ne faut pas mépriser ces petits riens qui font du bien à une âme passionnée comme la mienne. Quand l'enthousiasme est là, la jouissance y est, et la Joie! En attendant, je te.. je voussuggère d'écouter la 5ème symphonie de Beethoven en mangeant des pommes."

Sa fatigue était audible.

Oui, tu... vous me semblez bien fatigué, Arthur. Tant pis, c'est reculer pour mieux sauter!

À nos pépins, alors!

Un rire nerveux fusa.

À nos pépins! répéta Paul, enfin.

Le commissaire Belpomme lui sourit, les yeux rouges, pleins de larmes et ils se quittèrent sans mot, sans même se serrer la main. Paul se sentit lui aussi exténué et abasourdi, il lui sembla que des pépins dansaient dans sa cervelle et il alla aussitôt se coucher.

Publicité
Publicité
Commentaires
Rimbaud passion
Publicité
Archives
Catégories
Publicité