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Rimbaud passion
15 janvier 2018

Paul au pays de Rimbaud et Juliette (dernière version - Chapitre 23)

XXIII

 

OÙ PAUL VIT UN MOMENT DANS LA MAISON DE RIMBAUD

 

 

Après sa seconde visite du Musée de l'Ardenne, Paul se rendit sur le quai Rimbaud. Il attendit dix minutes à côté du Vieux Moulin, regarda les deux cygnes de la Meuse voguer en direction des oies, prit des photos, se racla un peu la gorge – signe d'anxiété chez lui–, mais il se sentait plutôt dispos pour ce rendez-vous exceptionnel. Il réalisait à peine qu'il était au pied de la maison que Rimbaud avait habitée durant sa riche aventure poétique, et où il allait sous peu entrer. Ça n'arrivait pas à tous les fans de Rimbaud...

Il guettait sa montre. Faisait les cent pas, s'éloignant et se rapprochant de la porte qu'il avait repérée.

Une femme de l'accueil du Musée Rimbaud à qui il avait demandé après son coup de téléphone où se trouvait la Maison des Ailleurs l'avait renseigné et dit qu'elle serait là un peu avant 12h30 pour l'y conduire s'il le fallait. Lorsque Paul lui avait posé la question, elle lui avait appris qu'elle était fermée.

  • C'est pour visiter?

  • Non, j'ai rendez-vous à 12H30.

  • Ah! c'est vous qui êtes invité avec Monsieur...

  • Oui, lui dit-il tout souriant.

Elle lui avait souri, ravie et ravissante.

  • Je ne me souviens plus du nom, mais il s'occupe de la Maison des Ailleurs et va régulièrement en Éthiopie.

  • Oui.

  • Vous savez que Rimbaud a habité là?

  • Oui, de 1870 à 1874.

Ses yeux pétillaient.

  • Elle se trouve tout près, de l'autre côté de la route. Il y a deux sonnettes. Je ne sais plus si c'est celle du haut ou du bas. C'est une des deux. Appuyez bien fort deux ou trois fois. Il vous ouvrira.

  • Merci beaucoup. Au revoir.

  • Au revoir!

    Cette femme chaleureuse avec laquelle quelque chose s'était déjà passé dans le regard lors de sa visite du Musée Rimbaud était, ni plus ni moins, l'arrière-petite-nièce d'Arthur Rimbaud! Arrière-petite-fille de Frédéric Rimbaud, Arthur était son grand oncle. Elle aurait pu l'appeler tonton Arthur. Ou grand-tonton Arthur. Sa grand-mère Émilie, fille du frère d'Arthur, s'était farouchement opposée à l'apposition du nom Rimbaud au sien: «Tu ne porteras pas le nom de ce chenapan», avait-elle dit. Elle s'était rebellée. Interviewée, elle avait déclaré:

«Lorsque ma grand-mère est décédée, j’ai fait des démarches pour porter le nom de Rimbaud. C’était dans les années 80. Je n’avais de cesse d’interroger mon papa sur Rimbaud. Il me disait de Rimbaud: «vous connaissez les poèmes, ça suffit». Ce n'est qu'à 19 ans qu'une voisine de ma grand-mère habitant à Mont-de-Jeux, un petit village des Ardennes à côté d’Attigny, que la vie de Rimbaud me fut racontée de vive voix. Je devins une passionnée de mon ancêtre, bataillant pour glaner le moindre détail sur sa vie. Et ceci malgré l’épais silence qui a régné un temps autour du poète maudit. Avant, quand un enfant était homosexuel on le cachait. Ici, dans les Ardennes, on ne parlait pas de Rimbaud plus que cela. Pour illustrer l'antipathie qu'il suscitait, j’avais fait don à un café d’un tableau représentant Rimbaud au café de l’Univers. Un jour lorsque je suis revenue au café j’ai demandé où se trouvait la peinture. On m’a répondu sèchement qu’il était dans la cave».

 

Comment? Mais alors le Commissaire Belpomme, arrière-petit-fils d'Arthur, était l'arrière-petit-cousin de cette dame? Se connaissaient-ils? Le commissaire avait-il, lui, refusé de porter le nom de Rimbaud pour être tranquille? Ou s'était-il inventé cette ascendance de toute pièce? Et finalement lui, Paul, qui était-il vraiment? Cette question le travaillait de plus en plus.

Paul espérait avoir le temps de rendre visite au commissaire Belpomme, dont la maison était située à une vingtaine de kilomètres de Roche.

 

Enfin, il était l'heure. Paul choisit la sonnette du bas...

Il attendit un peu et sonna à nouveau. Paul voyait à travers les carreaux de la porte. Celle-ci s'ouvrit. Pierre-Charles lui faisait face. Petit, trapu, front haut, bombé et dégarni, peau hâlée, yeux marrons, cheveux rasés courts et belle barbe grise légèrement en pointe. Mise impeccable: chemise verte, pantalon et chaussures noires. Il y avait bien un peu du Verlaine dans ce visage de matou aux yeux rieurs, ridés surtout; mais il ressemblait bien en tout cas à un intellectuel du XIXème siècle. Une tête chercheuse. Et on ne s'étonnait pas en le voyant qu'il soit un passionné de Rimbaud.

Paul l'accepta tel qu'il était: fier de sa personne, chevalier. Il était bourgeois? Très bien. Nous avons tous nos conditionnements et les reconnaître en soi rend plus humble et plus accueillant.

Salutations faites, Pierre-Charles emmena Paul le long du mur qui longe la Meuse. D'emblée, il lui cita dans un transport poétique un peu surfait:

 

On va sous les tilleuls verts de la promenade

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin...

 

Puis, paraissant s'enquérir de la finesse de Paul:

  • Sens-tu l'odeur des tilleuls?

  • Mmm, dit-il pour toute réponse.

À vrai dire, Paul avait beau exercer ses narines, il ne sentait rien.

Et à quoi ça rimait son test, franchement – car Paul avait ressenti sa question ainsi – et n'était-il pas libre de ne rien sentir?

Mais cela amusait aussi Paul. Et il n'osa contrarier le bon matou – mi-verlainien, mi-bouddhiste et grand idolâtre de Rimbaud devant l'Éternel – dans son illusion ou/et dans son apparente cécité olfactive!

Pierre-Charles emmena enfin Paul dans la fameuse maison d'Arthur Rimbaud, précisément celle de sa mère élevant seule ses quatre enfants. Ils parcoururent un couloir et débouchèrent sur une cour intérieure, une terrasse au milieu de laquelle se tenait une petite table et où, à la grande surprise de l'invité, était assise une petite demoiselle à peau "noire" ou plutôt «chocolat rougeoyant». Ses cheveux crépus formaient une touffe blondissante et régulière. Aérienne. Elle était maquillée de bleu à paupières et de rose à lèvres; ses ongles couverts de rouge. Sa tête mignonnette plût à Paul tout de suite.

  • Je te présente Asnaku. (se prononce Asnakou). Elle est éthiopienne, écrivain, traductrice et éditrice en Éthiopie.

  • Enchanté.

Et combien Paul l'était! Une éthiopienne! Elle était aussi la compagne de son hôte.

  • Asnaku, je te présente Paul.

  • Enchantée.

Son sourire ivoirin répondait au blanc de ses yeux noirs, ou plutôt bruns foncés. Ce qui fait l'éclat par contraste des sourires africains.

  • Veuillez vous asseoir.

Paul s'installa face à la façade arrière du logis.

  • Voilà, commença le maître des lieux, les enfants Rimbaud habitaient les deux chambres ajourées par une fenêtre. C'est vraisemblablement celle de gauche qu'Arthur occupait.

Paul regarda. C'étaient des fenêtres, comme celles des voisins sans doute, mais c'était là. Bref, il était censé être aux anges. Mais il était ailleurs... Là, à vrai dire, pour Paul se jouait autre chose. C'était une invitation d'exception, une rencontre inattendue, une occasion unique de créer un lien et de donner toutes ses chances au "roman" en voie d'achèvement, mais qu'il pouvait présenter comme achevé, cela faisait plus sérieux. Il se sentait prêt pour le publier. Il voyait enfin dans ce rendez-vous le signe de cette maturité.

Aussi, cette visite extérieure du lieu "saint", car c'est ainsi que l'entendait Paul, avec cette attention attirée sur les chambres, puis sur ce qui se trouvait derrière lui et qui aurait été, s'il avait bien compris, un poste de change, mais dont il ne restait pas grand chose, – oui, dis-je, cette visite en bonne et due forme, Paul y prêtait l'attention polie qu'il seyait, mais ne tiltait pas vraiment.

  • Que désirez-vous boire? Du vin, de l'eau?

  • De l'eau, pour moi, merci.

Pierre-Charles rapporta une bouteille de vin pour eux et un pichet d'eau pour Paul.

  • Alors, dites-nous, pourquoi vous intéressez-vous à Djami?

  • J'aimerais vous le dire, mais ça m'embête, parce que j'en parle dans mon roman, et comme il y a du suspense – au dire d'une amie – et comme la question de Djami n'intervient que tardivement, ce serait gâcher votre plaisir de lecture et le mien. Je ne vois aucun intérêt à vous le dévoiler.

  • Bien alors, parlez-nous de votre livre.

  • Ce que je peux dire, c'est que mon roman est un colloque entre un voyageur sur les traces d'un poète et un passionné de Rimbaud qui l'accueille pendant plusieurs jours chez lui, Arthur Belpomme. En fait, il y a beaucoup d'humour, ce qui crée un certain décalage. On y parle beaucoup de pommes.

Paul rigola en disant cela tant il trouvait comique la situation. Il était là, en ce lieu d'habitation de Rimbaud, en train de parler d'un livre qui lui était consacré, et il balançait pour parfaire le ridicule: "On y parle beaucoup de pommes"!

Pierre-Charles traduisait au fur et à mesure en anglais, celui de Paul étant aussi limité que le temps d'une cigarette allumée. Asnaku écoutait en fumant, fumait en écoutant, et hochait la tête. Elle comprenait, c'est-à-dire aussi bien les mots que son point de vue.

C'était une entrée en matière bien frustrante pour eux, surtout pour Pierre-Charles en vérité, car elle, attentive à ce qui se passait, semblait sans attente. Paul sentit que son hôte accordait à ses paroles leur poids de crédibilité.

  • Parlez-nous de Rimbaud. Comment êtes-vous venu à lui? Comment est née cette passion pour lui?

Paul s'éclaircit la voix et répondit:

  • Parler de Rimbaud, c'est parler un peu de moi-même.

Lorsqu'Arthur Rimbaud, ce provincial, ce paysan, était venu à Paris pour le conquérir à travers ses cercles de poètes, ne lui avait t-on pas demandé comment il en était venu à la poésie, comment était né cette passion en lui, – en plus si jeune? Paul ne pouvait pas, quant à lui, parler de Rimbaud sans évoquer au préalable la naissance de sa passion pour la littérature, pour la poésie:

  • J'aimerais d'abord vous exposer comment j'ai découvert la littérature. J'ai assez peu lu dans mon enfance, mais il m'en reste deux grandes lectures: Le lion de Joseph Kessel et Le vieil homme et la mer de Ernest Hemingway.

Son traducteur en profita pour préciser à Asnaku que ces deux auteurs avaient beaucoup voyagé, notamment en Afrique, et que, Joseph Kessel aurait aussi été en Éthiopie. Paul le savait pour le Kenya où se déroulait l'action du Lion; il l'apprenait pour l’Éthiopie.

  • J'ai ensuite eu au collège un professeur de littérature qui était un passionné et qui m'a transmis sa passion. On avait étudié Le Horla de Maupassant et Zadig de Voltaire.

Traduction.

  • Dans la même période, je lus un autre livre qui n'était pas au programme, un livre que m'avait conseillé ma mère, Jane Eyre de Charlotte Brontë, une femme de lettres anglaise précurseur du mouvement féministe.

Traduction.

  • Je lirais plus tard Les Hauts de Hurlevent de sa soeur Emily Brontë, poursuivit-il, intarissable en matière d'historique personnelle.

Traduction. Pierre-Charles commençait à se demander où il voulait en venir. Allait-il lister toutes ses innombrables lectures? Paul parlait comme s'il s'adressait à Asnaku qui l'aurait interviewé.

  • Il est difficile de parler des sœurs Brontë sans parler de leur frère Brandwell dont la figure tourmentée comme les landes du Yorkshire a été inspiratrice.

Traduction (très approximative)

  • Il existe un tableau très intéressant et très énigmatique des trois soeurs Brontë. On y voit derrière elles comme une ombre. C'est lui, le frère, qui a été effacé. Mais il hante comme un fantôme et répand sa présence sur tout le tableau.

Traduction. Pierre-Charles semblait assez perplexe.

  • J'ai découvert les poètes dans la même période, continua Paul s'en donnant à cœur joie dans un moment aussi rare, mais restant très sérieux dans le ton. Celui qui a été mon premier choc, ma première révélation, c'est Baudelaire avec ses Fleurs du mal. Je l'ai d'abord découvert dans un livre scolaire sur la littérature française du XIXème, livre de seconde ou première qui appartenait à l'un de mes frères. Plus tard, j'en achetai le recueil, incomplet, présentant un large choix des poèmes. Je le lisais en cachette. J'étais témoin de Jéhovah depuis ma naissance. Je cherchais à m'en libérer. Je traversais une crise spirituelle. J'ai éprouvé ce que Rimbaud a pu éprouver dans son emprisonnement religieux. La poésie, l'écriture furent d'abord une thérapie pour moi. D'ailleurs, je crois que tous les arts quelque part sont une thérapie. Même la parole est une thérapie.

On le croira sans mal. Traduction.

  • Une amie avec laquelle j'ai partagé beaucoup de mes écrits et travaillé sur eux, m'a dit dernièrement une chose très juste et qui m'a touché: «Tu es sorti de la religion pour entrer en poésie comme on entre en religion.» J'ai aussi connu un poète que ce salut personnel par la poésie enchantait.

Nous sommes en sommes ravis! Traduction.

  • Peu de temps après Baudelaire vint Rimbaud. Je connaissais bien sûr déjà des poèmes à travers le livre scolaire. Mais je me suis penché dessus un peu plus tard. Cette idée de "trouver du nouveau" dans les lettres dites «du Voyant» m'a donné l'ambition de poursuivre le travail là où il l'avait laissé avec Voyelles. Il a été de ceux qui ont renouvelé l'inspiration de mon premier recueil de poèmes de facture très baudelairienne au début. Je découvris un peu plus tard Lautréamont, Nerval, un peu plus tard encore Artaud.

Traduction.

Paul oublia de citer des découvertes essentielles: André Breton, Jules Verne, Boris Vian...

  • Et Rimbaud? Pouvez-vous nous en dire plus? lança son interlocuteur intéressé, mais soucieux de recentrer sur le sujet.

  • Il est l'écrivain, le poète sur qui j'ai le plus écrit, répondit Paul après une lampée. C'est comme une obsession. Quand j'étais parti sur les traces de Nerval, j'avais prévu d'aller ensuite en Ardenne. Mais le temps me manquait. Je devais revenir pour un travail saisonnier. Plus de dix ans après, j'y suis enfin. Il y a quelques jours, je suis allé sur sa tombe. J'ai été très ému. Je n'ai pas vécu du tout la même chose avec Nerval.

Paul devait l'apprendre plus tard, son hôte était aussi un spécialiste de Nerval.

Paul raconta la rencontre, après qu'il eut déposé une fleur rouge sur la tombe de Gérard de Nerval, d'un russe et d'un brésilien, ce dernier étant fan du poète. Pierre-Charles était surpris. Il traduisit. Souriante, Asnaku, semblait émue.

  • Au contraire de Nerval, j'y allais (sur la tombe de Rimbaud), plutôt légèrement. Je ne m'attendais pas à une telle réaction, à une telle émotion. C'était comme si je rencontrais mon âme.

Paul se retint de dire qu'il avait beaucoup pleuré.

  • Je vous comprends, dit Pierre-Charles, j'ai eu une émotion semblable en découvrant en Éthiopie des pièces de monnaie qui lui avaient appartenu. Ce n'était pourtant pas grand chose, mais j'ai eu une forte émotion. Avez-vous visité le Musée Rimbaud?

  • Oui. J'ai beaucoup aimé. J'ai particulièrement été touché par ses affaires. Son tissu de là-bas, sa valise, ses couverts, et surtout sa montre.J'ai pensé que peut-être il s'agit de la même montre dont il voulait se séparer ou qu'il voulait garder, je ne sais plus, alors qu'il vendait des affaires pour avoir de l'argent, d'après une ancienne lettre. J'ai beaucoup été touché aussi par l'écriture arhamique.

Les petits yeux bridés de Pierre-Charles s'écarquillèrent, et il sourit:

  • Amharique..., corrigea t-il.

  • Pardon?

  • Oui, vous avez dit «arhamique». Le terme exact est amharique.

Paul éclata de rire. Pierre-Charles traduisit. Et Asnaku capta, éclata de rire et dit:

  • Artar! Arhamique! Very good!

Arthur se traduisait «Artar» en amharique. Pierre-Charles parut interrogateur.

  • C'est une très belle écriture, continua Paul. Cela me fait penser, toute proportion gardée, à l'hébreu.

  • Ce rapprochement est juste. L'amharique dérive des langues koushites et sémitiques ainsi que de l'araméen. Et l'araméen, est l'une des langues dans lesquelles ont été écrites la Bible, remarqua Pierre-Charles.

Cela, Paul le savait évidemment, mais, comme un eurêka, il s'exclama soudain :

  • Arhamique! Araméen! Logique!

Lorsque cela fut traduit, Asnaku sourit à Paul. Entre parenthèse, pour ce qui était de la traduction, Paul avait parfois l'impression que Pierre-Charles disait ce qu'il voulait bien dire.

  • J'ai beaucoup parlé de moi. À présent, j'aimerais vous entendre, dit Paul, égocentrique certes, mais qui s'intéressait aussi aux autres.

  • Si vous avez des questions à poser à Asnaku, c'est le moment, annonça Pierre-Charles.

Paul s'adressa directement à Asnaku en la regardant:

  • C'est une chance de te rencontrer. J'aimerais savoir, comment as-tu découvert Rimbaud?

Paul pouvait passer du vouvoiement au tutoiement dans une même conversation, peu importe qui était son interlocuteur.

Asnaku répondit en anglais. Pierre-Charles faisait toujours le lien.

  • Je suis née à Addis Abéba. J'ai découvert une traduction qui avait été faite du Bateau ivre en amharique. J'ai été impressionnée par la langue, la richesse des images, même si c'était une traduction très approximative. J'ai voulu le lire dans le texte et en savoir plus sur ce poète français qui était succinctement présenté. Je fis moi-même une traduction ensuite, grâce au concours de Pierre-Charles. Là, je viens de traduire Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand. C'est un livre plein d'héroïsme, de sentiment guerrier qui va bien avec le caractère des Amhara, très extravagants, pleins de panache. J'ai traduit aussi Zazie dans le métro de Raymond Queneau.

Ce dernier livre correspondait avec le caractère "extravagant' des Amhara? Paul oublia de le lui demander.

  • Vous les avez publiés? demanda t-il.

  • Oui.

  • Pourrais-je les consulter?

  • Oui, bien sûr, avec plaisir.

  • Je vais les chercher, dit Pierre-Charles.

Paul se retrouva seul avec Asnaku. Il essaya de lui parler en anglais. Il avait beaucoup de mal, mais elle l'y encourageait.

  • Voilà, dit Pierre-Charles en montrant les livres de Asnaku.

Paul regarda l'écriture magique.

  • C'est vraiment beau. J'aimerais beaucoup vous entendre parler Amhara.

  • Elle peut peut-être lire un extrait, dit Pierre-Charles, tendant la perche à sa compagne tout en faisant mousser le rêve de Paul.

  • Oh oui!

Asnaku était d'accord.

  • J'aimerais beaucoup que vous lisiez la fameuse tirade du nez.

Ce célèbre passage du Cyrano de Bergerac était le morceau préféré de Paul. Il l'avait même découpé dans son exemplaire à deux balles et emporté avec lui en Grèce, le joignant à son carnet de route où il avait recopié au préalable un florilège d'oeuvres parmi les siennes et celles d'autres, en vue de les partager à l'occasion ou de les relire pour lui-même, pour son propre agrément.

Asnaku se mit à lire d'une voix douce, mélodieuse et avec une riche modulation. Paul l'écouta, émerveillé. C'était drôle la différence de ton d'une langue à une autre, mais on reconnaissait bien la verve pleine de panache de Cyrano.

Pendant l'apéro, Paul avait chanté à cappella le poème Sensation, puis Première soirée. Il avait hésité à prendre sa guitare qui l'accompagnait, mais il avait pensé que ce n'était guère approprié à la circonstance. Après le chant lyrique de Sensation, il avait vu Asnaku la larme à l'oeil. Elle l'avait applaudi brièvement, doucement. Et on comprendra mieux l'importance qu'avait ce poème pour elle en écoutant «Semet», une magnifique interprétation de «Sensation» en amharique par une artiste éthiopienne et que publiera Asnaku sur You Tube deux ans plus tard.

Après l'interprétation très "années 20" de Première Soirée que Paul avait dit avoir redécouvert grâce à un ami schizophrène qui l'appréciait beaucoup en raison de l'impression qu'il donnait d'une scène vécue sur le vif, Asnaku l'avait applaudi plus fort en déployant son beau sourire.

Puis tandis que Pierre-Charles était affairé au service de table, Paul se mit à fredonner inopinément un air inconnu de lui-même. Merveille inouïe, Asnaku, enchantée, poursuivit naturellement le chant. Paul était pantois.

  • Tu connais?

  • Oui. C'est un chant amhara.

  • C'est étonnant...

Leurs yeux brillaient d'un même feu. Bientôt, il vint à Paul un autre chant qu'elle continua de même en amhara. Ils rirent de concert.

«Comment un tel miracle est-il possible? se demanda Paul. Ne suis-je pas connecté à elle? N'est-ce pas une réminiscence intime? Aurais-je vécu là-bas, en Éth... en Abyssinie?»

Le silence s'installa. Pierre-Charles revint. Il s'était passé quelque chose d'indicible entre Asnaku et Paul, et il n'en savait rien.

Rapportant le café, Pierre-Charles lui parla du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, livre qu'il affectionnait beaucoup. Il appréciait en particulier son Carnet de voyage qui était d'une grande richesse, il faisait rentrer dans l'intimité du livre, le projet de l'auteur.

Paul répondit par l'approbation et lui dit que le Voyage en Orient, dont il n'avait pas achevé la lecture, à vrai dire, était un livre de voyage novateur en son temps, il s'attachait à la vie plus qu'aux monuments. Paul n'inventait rien, c'était noté dans la Pléiade... Il ajouta qu'il avait aussi beaucoup aimé Les Illuminés. Pierre-Charles se tut en le regardant avec intensité. Et davantage encore quand Paul exposa avec force sa vision de Nerval: un mystique. Il lui dit aussi que Nerval dans sa quête spirituelle était syncrétiste. Il faisait converger les cultes anciens (celtes, égyptiens, etc.) et modernes (chrétiens, islamiques). L'oeuvre de Nerval était remplie de symboles, il accordait beaucoup d'importance aux chants et contes traditionnels. Pour ce qui était des contes, il en avait collecté un très beau provenant de son enfance dans le valois, La Reine des poissons. Paul lui fit entendre que cet intérêt pour les chansons et contes traditionnels rapprochait Nerval et Rimbaud.

La divergence de leur vision de Nerval était sensible. Pierre-Charles semblait se cantonner à deux titres. Paul se dit que s'il lui avait cité Voyage en Orient, la raison en était qu'il publiait lui-même des livres de voyage. Quant à son admiration pour la nouvelle Sylvie, la cause était entendue, "du Proust avant l'heure" (Proust lui-même admirait Sylvie). Mais Pierre-Charles ne parla ni des Chimères, son recueil de poèmes hermétiques et ésotériques ni d'Aurélia, dissection de sa "folie", chef-d'oeuvre autobiographique et poétique resté inachevé. Cela le gênait-il? Trop spirituel? Son hôte était-il athée? Paul se souvint des paroles de son ami Arthur Belpomme citant Gilbert Keith Chesterton: "Les athées sont comme des labyrinthes qui n'auraient pas de centre."

Paul changea de conversation:

  • Que pensez-vous de la nouvelle photo trouvée? Pensez-vous qu'il s'agit de Rimbaud?

  • Non je ne crois pas. C'est une grotesque mascarade, dit-il d'un ton chevaleresque.

Paul s'emballa:

  • Moi je crois que c'est lui. En tout cas, les indices et éléments en sa faveur sont suffisamment forts pour que la chose soit possible. Et c'est cette possibilité qui est en soi merveilleuse, un miracle. Ça nous fait rêver et c'est beau.

Pierre-Charles ne répondit rien. Ils sortirent du patio Rimbaud, traversèrent le couloir.

  • Le sol est d'origine?

  • Non, je ne crois pas. Il y a eu beaucoup de changements depuis le temps où Rimbaud y vécut.

Ils retrouvèrent la lumière du Quai Rimbaud. L'heure de la séparation était arrivée.

  • Pardon, avant de vous quitter, est-ce que je peux vous lire un poème que j'ai écrit il y a quelques jours à propos de la stèle commémorative qui se trouve dans le parc derrière le Musée Rimbaud?

  • Je n'ai pas encore vu cette stèle, mais je vous écoute.

Asnaku ne comprenait pas – pas le temps pour une traduction –, mais elle y prit intérêt. Elle devait recevoir le langage du coeur. Paul prit une bonne inspiration et lut avec assurance:

 

Dans le parc, en surplomb de la rive

Une effigie moderne à sa mémoire

Une façon ici pour encaisser son poète?

"Je suis rendu au sol avec un devoir à chercher"

Chercher... et non à étreindre

Mais enfin, c'est un coeur gris-noir qui se forme côté pile

côté face, c'est son visage esquissé où s'inscrit schématiquement une trajectoire stellaire et mathématique.

"Je suis rendu au sol avec un devoir à chercher..."

Équation de la Mémoire

"Sois donc le crieur du devoir

ô funèbre oiseau noir"

Pourrait dire l'oiseau stèle, le corbeau stèle.

Je relis Honte en parallèle

"gêneur, la si sotte bête"

Mais ce que dit Charleville à propos du poète, n'est-ce pas:

"Tu es maintenant des nôtres"?"

 

Pierre-Charles après un temps dit: «Intéressant. Il y a de ça. »

«Il y a de ça! se dira plus tard Paul. Eh bien, je l'ai bien leurré! Et je me suis leurré tout seul. J'ai tout faux. J'ai commis une erreur monumentale à la ligne 5 et je m'y suis enfoncé gaiement, et j'ai entraîné l'érudit dans ma course. Je ne m'en aperçois que maintenant. Ah! Ah! Le drôle!

«Mais lis-donc: «je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre.» dit le texte d'Une Saison en enfer.

«C'est pardonnable, n'est-ce pas Arthur? Il y avait bien "à chercher", mais il y avait bien aussi "à étreindre". Tout n'est pas à jeter tout de même.

«Certes, ma crédibilité en prend un sacré coup. Que veux-tu, j'ai la mémoire flanchante. Même pour "mes écrits antérieurs"...

 

Cela ne devait pas entamer sa bonne humeur.

Pierre-Charles, Asnaku et lui se quittèrent par de chaleureux au revoir. Asnaku joignit les mains en s'inclinant. Paul apposa en écho une main sur son coeur.

Il n'avait pu s'empêcher de penser qu'elle devait être une bonne compagne. Il avait pris à l'intérieur de la cour plusieurs photos de Pierre-Charles et Asnaku. Pierre-Charles avait dit un «À Arthur». Paul un peu rétif à son culte n'avait rien dit, s'était contenté de sourire.

En repensant au poème Dévotion d'Arthur, commençant deux fois par « à ma soeur» et qui plus loin disait: «à l'adolescent que je fus», il regretta.

Paul ne savait pas qu'il ne reverrait plus jamais Pierre-Charles. Celui-ci s'était tu sur le roman de Paul lorsqu'il lui avait téléphoné quinze jours après son retour en Anjou, et Paul n'avait pas osé lui demander son verdict. Ou Pierre-Charles lui avait dit qu'il n'avait pas eu le temps de le lire. Et le temps passa. Il n'y eut plus de nouvelles, ni d'un côté ni de l'autre. Jusqu'au jour où Paul apprit, des années plus tard, que ce chercheur en Rimbaldie qui avait participé à une meilleure connaissance du Rimbaud africain, surtout au sujet de cette femme avec qui il aurait vécu pendant quatre ans, Méram. Pierre-Charles, l'homme aux allures bouddhiques, avait rendu l'âme, non pas en Éthiopie où il vivait une grande partie de l'année avec sa compagne Asnaku, mais au Cambodge, à Phnom Penh, le 1er août 2014.

Paul en sera peiné. Il venait alors de lire un article de Pierre-Charles parlant de «Rimbaud la terreur des chiens». Il éclairait cette histoire de façon magistrale en parlant de la confusion par Arthur entre les chiens et les hyènes qui en Éthiopie étaient sacrées, faisant office d'éboueurs. Aussi Rimbaud aurait-il dû être appelé «La terreur des hyènes». Ah! Lui qui avait dit dans Une Saison en enfer: «Tu seras hyène, etc!»... pensa Paul. Il se dit aussi qu'il avait sans doute sous-évalué le travail de ce rimbaldien. Au fond, chaque Rimbaldien avait quelque chose d'intéressant à dire.

 

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