Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Rimbaud passion
15 janvier 2018

Paul au pays de Rimbaud et Juliette (dernière version - Chapitre 25)

 XXV

 

OÙ PAUL VA ENFIN VOIR ROCHE

 

 

Vendredi. Sur le chemin de Roche. Enfin!

La pluie s'est calmée, Paul aussi. Frais-dispos pour aller à Roche. C'est pas trop tôt.

Il fait du stop avec son carton "Attigny". Quel curieux nom. Attigny. Arthur. Igné. «Voleur de feu». «C'est là donc qu'il a été retrouvé bourré avec Paul Verlaine?»

Au bout d'une heure d'attente, chapeau sur la tête (acheté avant de partir pour marquer le coup), une voiture s'arrête. Une femme à ses côtés le conducteur décrit à Paul la topographie des Ardennes:

«1 – Le plateau dit la Bascule (sur lequel on roule), la Bascule où le temps est "inverse"; le temps change suivant l'altitude, elle peut être couverte de brouillard tandis qu'à Charleville-Mézières c'est grand ciel bleu. 2 – La Champagne crayeuse (Reims), zone où il y abondance de craie comme son nom l'indique. 3 – La Champagne pouilleuse (de Vouziers à Attigny jusqu'à l'Argonne, jusqu'à la Vallée de la Meuse.), c'est la campagne des paysans, les "pouilleux". 4 – La Vallée de la Meuse, région très boisée et vallonnée, pour beaucoup la plus belle partie. 5 – La Thiérache, tout ce qui est à gauche du département de Champagne-Ardenne et surtout où les vaches sont noires et blanches. 6 – L'Argonne, à droite du département, forêt à perte de vue, champignons et sangliers à foison.»

 

«Mon Dieu, se dit Paul, pourquoi se focaliser sur Charleville et Roche? Rimbaud n'avait-il pas vu la vallée de la Meuse qui le faisait spécialement rêver? Ne faisait-elle ses délices? Roche! Ce "trou de verdure où coule une rivière"…»

Là, face à un vaste champ aux blés coupés – terre encore humide des dernières pluies –, face à un horizon de jaune et de vert caressé des rayons du soleil couchant, Paul composa en do-sol-fa sur les cordes de sa guitare pour chanter le "Dormeur du val". Rien que pour ça, le déplacement en valait la chandelle.

La rencontre de "Mme Rimbaud" – la fameuse passionnée – avait été l'aubaine de ce crépuscule magique. Elle lui avait ouvert sa porte, à lui, passant ici à l'improviste, alors qu'elle refusait d'habitude toute rencontre hormis sur rendez-vous, lui apprit-elle.

Et voici qu'ils parlaient, partageaient autour d'une table, le cher poète tout à l'entour. Partout aux murs, des livres sur Rimbaud, ayant bien sûr ses œuvres pour épicentre.

  • Moi je suis d'une famille de cinq enfants, dit Paul pour répondre à une question qu'on devine.

  • Comme Rimbaud... dit la femme.

  • Je suis le deuxième enfant.

  • Comme Rimbaud...

  • Ah oui...

Plus tard:

  • J'ai trente sept ans.

  • Comme Arthur à sa mort...

Silence. Paul prend conscience que ça commence à faire beaucoup... On sait qu'il appréhendait depuis longtemps l'accueil ici. Image véhiculée par Isabelle et tenace de gens incultes, rustres et froids, insensibles ou hostiles à la poésie – surtout celle de Rimbaud, le mal-aimé et l'incompris du pays.

Or, jusqu'à maintenant, Paul avait été bien accueilli, lui et sa guitare, lui et sa dégaine de troubadour. Du hameau de Roche, il ne connaissait, en dehors de Mme Rimbaud, que la sympathique et dynamique jeune femme de la ferme équestre, «Les Sabots de vent» où il avait installé sa tente en camping chez l'hôte.

Des indifférents, des hostiles, des rancuniers vis-à-vis du poète, il y en avait certainement, mais il ne lui avait pas été donné encore de les rencontrer. Quoi qu'il en soit, Paul se sentait ici chez lui, autant qu'à Charleville, sinon plus si on en juge d'après ce qu'il écrivit le lendemain de son arrivée à Roche:

«Vois. À cheval au milieu des champs à perte de vue, mais où les arbres et l'eau ont leur place vivifiante, je trotte, puis pour la première fois, je vais au galop, assuré par ma monitrice. Je tiens la crinière blonde de Nuance. Je suis sur un nuage, hors du temps. Seul le tempo de la liberté dans l'instant.

«La rivière qui coule dans ce trou de verdure, c'est la Loire. Dans mon pays natal, elle est un fleuve. L'autre nom de cette rivière-ci est, comme on dirait, "l'allée" dite "l'Alloire". Cela, selon un rimbaldien. Selon la rancheuse, la rivière s'écrit comme le fleuve. Je suis amoureux du pays.»

 

Paul avait été déposé juste en face du fameux lavoir de Roche, – la mare, la «flache» du Bateau ivre; et Paul imaginait ici l'enfant Arthur qu'évoquaient ces vers:

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.

 

Paul, voyait une mare riante, miroitante, fleurie. Quasiment en face se trouvait le pan de mur restant de l'ancienne ferme de sa mère, rasée par les allemands, éradiquant ainsi toute une mémoire pour des milliers de fans du monde entier. Alors qu'on pouvait visiter la maison pleine de miroirs d'un Victor Hugo exilé à Guernesey, on ne pouvait pas visiter la ferme où Rimbaud avait composé Une saison en enfer. Oui, Charleville... Certes. Mais Paul n'en avait vu qu'une cour.

Roche était le versant rural de Rimbaud – comme une montagne a son ubac et son adret –, le lieu du Rimbaud rural.

«Paysan!» s'exclamait-il dans Une Saison. Comme une insulte, une malédiction, un obstacle à ce qu'il voulut être, un cultivé, un poète. Mais il se rendit à l'évidence. Lui qui s'était rêvé Gavroche dans Les Misérables n'était pas comme lui, ni comme son auteur. Il avait du sang paysan dans les veines. Pour moitié par sa mère. Est-ce que cela n'avait pas participé au conflit avec elle?

 

Pourtant, il y avait l'autre versant qui lui fit dire aussi que «la main à plume vaut celle à charrue.» Sa mère, comme son père, avaient aussi du citadin en eux, – du «première classe». Et s'il y avait bien une chose qui unissait tous les Rimbaud, c'est qu'ils avaient une plume: le père, la mère, Isabelle, Vitalie, même le rustre Frédéric duquel on possède deux lettres, – et bien sûr Arthur, le terrible fleuron de la famille. Ce qui les séparait, c'était ce qui s'exprimait par cette plume. Arthur faisait bande à part.

Sa sœur Vitalie était de tous, sans doute, celle qui aurait pu être poétesse. Il y avait surtout en elle une mystique, une chantre de la Nature. C'était une bonne enfant, pleine d'innocence, rêveuse, espiègle aussi. Mais point de révolte chez elle; d'ailleurs comme chez tous les autres enfants qui avaient pourtant été à la même école, avaient subi la même absence du père, les mêmes duretés de la mère.

Arthur déteignait, faisait tache. Il mériterait de s'appeler Ardur. Ardur des Ardennes. Il tiendrait ça – sa «tare» – d'au moins un ancêtre de même poil. C'est ce qui donnait le titre sans doute du premier chapitre, «Mauvais sang» et ses deux premiers paragraphes commençant par: «J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc», etc.

Oisif, il avait horreur de tous les métiers disait-il: «Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles.» Or, à Roche, on y travaillait très dur, et on était fier d'être paysan. Surtout les Cuif. Arthur refusait, même d'aider aux travaux des champs qui demandaient une présence de tous les instants et réclamaient sa main d'oeuvre. Et en plus il se dévergonda, se soûla, insulta, tout cela en se proclamant poète – la honte totale du coin, de sa famille en première ligne.

Roche représentait, enfin, le passage entre deux Arthur par son œuvre charnière: Une Saison en enfer. Le pas vers le retour du «fils prodigue ». Icare prométhéen rendu au sol.

Deux mondes auront engendré deux Arthur qui se retrouveront dans la postérité, lui qui n'eut pas d'enfant (du moins reconnu): le poète «maudit», aimé et adulé dans le monde entier pour sa poésie d'une liberté et d'une inventivité inouïe; l'homme qui a fui, le déserteur de la poésie pour aller se perdre dans un Ailleurs presque indicible, pour être «autonome à n'importe quel prix», comme il disait de Là-Bas aux siens, pour enfin perdre en route la moitié de ses admirateurs, sauf ceux qui saisissent une globalité, un chemin. Là aussi, son œuvre est une montagne, avec son ubac et un adret...

Roche inspirerait Paul?

Il faut que Paul vive! À Roche ou n'importe où!

Il vit. Il voit. Il compose aussi. Comme ce clin d'oeil aux Sabots de vent et par leur intermédiaire à l'homme aux semelles de vent qui de Chypre demandait des nouvelles de la jument de la ferme, Cotaîche, c'est-à-dire «Comtesse», selon la prononciation luxembourgeoise.

 

Aux Sabots de vent devant derrière

Toujours du vent derrière devant

Attelez-vous à la chanson

Voici attelée Tendresse

Qui trémousse ses fesses

Grosses comme une maison

C'est parti pour un tour de carriole...

(Voir l'intégralité en Annexe 4)

 

Roche était comme un îlot de paix qui aurait bien envoyé l'Arthur à Charleville au lieu de l'accueillir encore trois fois. Mais il était un repenti. Même s'il pouvait encore subsister quelques rancoeurs ici et là. Elle, Roche, eût-elle été dépréciée comme Charleville, – ce n'était pas d'un mauvais jugement par le poète sur leur bourgade qu'elle pouvait recevoir coup ou blessure. Roche s'en foutait de ce que le poète pouvait dire d'elle, mais pas des traces de ses comportements de jeunesse. Ainsi Paul pouvait caricaturer, singulariser les deux attitudes critiques: Charleville une jeune fille susceptible, Roche une rustre rancunière.

Rimbaud ne s'aimait pas, il ne pouvait pas aimer sa ville, ni presque aucun lieu ni réellement personne. La haine, même du bourgeois, même paraissant justifiée, ne mène à rien d'autre qu'à du négatif. Et Roche, lui en voulait-elle d'avoir dit: «Paysan!» comme une insulte, – insulte aux cultivateurs «incultes»? Erreur de jeunesse. D'ailleurs il la corrigera en participant deux fois aux travaux des champs, en 1877 et 1879.

Au lavoir, Paul fut d'emblée conquis par son charme, avec son abri en bois, ses fleurs, son miroir. Il prit beaucoup de photos. Soudain un homme surgit. Après un bref échange Paul lui chanta sa version de Sensation à la guitare, très différente de celle d'un Jean-Louis Aubert qu'il aimait beaucoup. L'homme avait été ému. Il avait promis à son grand-père fan de Rimbaud de se rendre ici. Il y était et recevait ce cadeau en plus...

Paul lui aussi avait reçu un jour un cadeau d'un grand simple – un paysan qu'il voyait souvent. Il lui avait tendu un article de journal qu'il avait découpé et qui parlait d'Arthur à Aden en disant: «ç'a pou' vous. J'a trouvé ça. J'a pensé vous saré content». Un sourire d'idiot, un corps trop grand pour son petit cœur. Mais quelque chose passait entre eux.

  • Merci. Ça me touche. Je vais le garder précieusement.

 

Côté visite, Paul avait vu le pan de mur où était inscrit: «Ici, Arthur Rimbaud a écrit son chef-d'oeuvre». Paul aurait dit «un de ses chefs d'oeuvre», mais il fallait «frapper» le touriste. Et, c'est vrai que, comme on l'a dit, Une Saison en enfer, en raison de son importance, de sa place charnière dans son oeuvre, en était la majeure.

Le monument commémoratif ressemblait à un autel. Composé de deux grandes stèles granitiques qui enserraient un bloc rectangulaire où on lisait l'inscription. Dessus, entre l'espace des deux piliers gris, ressemblant à des cornes qui auraient plutôt la forme et l'aspect de râpes à bois, serpentaient, dansaient, s'élevaient comme des flammes deux grandes herbes métalliques.

À quelques pas, une silhouette découpée dans une plaque de métal à l'aspect rouillé, grandeur nature, représentant un adolescent marchant tête baissée, mains dans les poches: on aura reconnu Arthur, signalé par deux grandes lettres découpées, soudées au socle, ses initiales. Paul prit des photos, s'approcha, recopia le texte du panneau explicatif, qu'il photographia également.

 

Paul avait pensé au début que la maison aux volets turquoises était la ferme, mais non. Déception. Il essayait de trouver en ce lieu quelque chose de plus que ce mur de désolation, de lamentation presque, et qui c'est vrai faisaient penser aux «jérémiades» des lettres dont Arthur se disait désolé. Paul aurait voulu passer par-dessus ce pauvre mur à peine habillé de deux lignes horizontales et de deux fougères sculptées en haut formant un losange «est-ouest». Les frondaisons des arbres derrière l'invitaient au saut. «Cet arbre, peut-être qu'Arthur l'a vu tout petit, se dit-il»

Ce qui intéressait Paul au plus haut point était de retrouver les paysages, les lieux décrits par la petite Vitalie qui par son journal devenait son guide. Ainsi il se demandait «Les peupliers dont elle parle, ils sont où? Je veux les voir!»

Bien sûr qu'il ne verrait pas les peupliers vus par Arthur, mais leurs descendants... Les peupliers, ça se coupe et ça se replante.

Vitalie, la petite sœur d'Arthur de quatre ans son aîné, qui était née un an après la perte d'une autre Vitalie mourant à trois mois, avait cette manière poétique d'en parler: «Le canal bordé de grands peupliers dont il me semble entendre le bruit qu'ils font quand le vent de l'orage les secoue, bruit alors effrayant, mais bruit bien doux et bien suave quand, au contraire, il est causé par la brise légère et embaumée d'un beau soir d'automne; c'est ainsi que j'entends ces grands arbres parler à mon oreille maintenant; ils me rappellent tout doucement, presque tout bas, les battements de mon cœur quand je traversais le pont du canal pour me rendre chez ma tante alors que je n'avais dans ce temps que le désir de rester dans ces lieux réellement charmants.»

Paul songea: «Vitalie! Qu'elles sont belles et touchantes tes moins de vingt pages! Non, ce n'est pas sérieux de partir à dix-sept ans!»

Et il fit une longue promenade le long du canal. Bonheur.

Arthur, malgré son ennui, malgré l'ironie de sa lettre «de Laïtou» qui était peut-être le nom d'«indien» donné à Roche – lui qui s'y était dessiné comme le dernier des mohicans ou en Robinson –, il avait dû l'aimer cette promenade tout de même. C'est là que Paul pouvait sentir ces mots à son ami Delahaye: «Je n'ai plus rien à te dire, la contemplostate de la Nature m'absorculant tout entier. Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère!» Arthur devait l'apprécier plus qu'il ne le dit. Elle devait lui donner ces bols d'air nécessaires et favorables à un minimum de santé pour écrire Une Saison, Les Illuminations et les Proses évangéliques rattachées – bref être inspiré...

Mais toujours il devait se plaindre – c'est bien français! «La mother m'a mis là dans un triste trou», «Quelle horreur que cette campagne française.» Paul pouvait voir, repérer qu'un poème des Illuminations avait été écrit à Roche: Vies. Avec quelques phrases: «À présent gentilhomme d'une campagne aigre au ciel sobre, j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante, de l'apprentissage ou de l'arrivée des sabots», «la bruine des canaux par les champs»...

Sûr que Paul était plus heureux qu'Arthur! Mais Arthur le travaillait, le retournait comme une terre, labourait son âme, à Ciel ouvert, en secret.

À Roche, sans doute, Arthur avait encore été écrit le poème de 1872 intitulé Les Corbeaux, publié en septembre de cette année – et le second poème publié de son vivant après Les Étrennes des orphelins.

De ses plus déchirants poèmes, où Arthur s'humiliait, Paul comprenait l'envers du décor ironique, poignant écho à sa lettre de Laïtou, comme dans «Bannière de mai»:

 

Je veux bien que les saisons m'usent

À toi, Nature, je me rends

Et ma faim et toute ma soif.

Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.

Rien de rien ne m'illusionne

 

Arthur parlait aussi de «chansons spirituelles» qui voltigent parmi les groseilles. Comme l'avait dit le commissaire Belpomme, Arthur était alors dans une crise spirituelle qui l'emmenait tout droit àl'écriture d'Une Saison en enfer. Son programme des «Lettres du Voyant» arrivait à son terme. Il était arrivé à l'inconnu qu'il cherchait, il avait accompli amèrement ce qu'il avait écrit: «et quand affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues!» Il avait trop souffert dans tous les sens. Sa santé fut menacée, dira-t-il dans Une Saison. Et il n'avait pas encore vécu le coup de revolver avec Verlaine!

Paul le voyait prier la Nature comme il prierait Dieu, ou prier Dieu à travers elle. Il était dépassé. De plus en plus, par absorption béate, abrutie, il ne pensait à rien, comme il l'annonçait dans Sensation, mais la joie lyrique était absente, comme le bonheur rêvé avec une femme. Il était triste, malheureux, abattu pareil aux hameaux dans Les Corbeaux.

Vraiment, Paul était plus heureux, même si lui aussi avait eu ses propres crises. Influencé par Rimbaud ou pas, il avait déclaré à 23 ans: «Je suis heureux comme une bête», il était content de retrouver «l'état primitif» de ces bêtes qu'il avait toujours aimé, avec lesquelles il jouait dans sa réalité imaginative d'enfant. Paul se disait être alors une bête et sans vouloir user de Zola, une bête humaine. Bonheur de bête au ras les pâquerettes ponctué de Oh et de Ah... de centimètres carrés en centimètres carrés le nez par terre, de kilomètres cubes en kilomètres cubes le nez en l'air, de ligne d'horizon à ligne d'horizon, le nez au vent.

Plus tard encore, Paul avait fait l'expérience de ne pas parler pendant trois jours. Pour communiquer, il écrivait. Sa mère le croyait fou, elle n'avait pas encore décroché de Jéhovah, elle était scandalisée de ce qu'il l'appelle «le Seigneur», sous l'influence d'un mystique qu'il avait rencontré. Son père, lui, jouait le jeu, un soupçon moqueur.

Et par exemple, Paul écrivait – toujours en vert, comme son mentor mystique: «Je ne vous appartiens pas. Je n'ai pas à rendre de comptes. Je ne rends de compte qu'au Seigneur. Faut faut faut! Y en a marre! C'est ma vie». Sur sa porte, il avait affiché dans la même typographie:

 

«l'être qui vit en cette demeure ne désire pas plus se savoir «humain» que l'oiseau ne se connaît « oiseau»; il communiquera avec toi, en qui il reconnaît son semblable, mais il communiquera en parole, uniquement par la grâce de la plume: il l'espère toujours verte...

; accepte ceci comme il te faut bien accepter que ta souffrance ne soit pas entendue du monde

; mais ne te prive pas de parler audiblement

: il n'est pas sourd... et il lui sera agréable comme il est agréable d'entendre les oiseaux chanter l'instant éternel

: en ceci je (barré) reconnais Amour Liberté Vérité

Ceci dit

: l'humour est bienvenu

: le rire est une bénédiction

; aussi

: ne sois pas gêné, mais généreux(se)

âmene

 

Mais revenons à Roche sur Rimbaud ou Rimbaud sur Roche.

Là, Paul se promena pieds nus un soir, le long de la route panoramique de la campagne. Un moment, il avait jubilé en voyant pour la première fois de sa vie des cigognes posées dans un champ. Des pies en beaucoup plus gros et avec tout de plus long – pattes, cou, bec – sauf la queue. Et qui glottoraient* Yin-Yang! L'un de ces oiseaux, balluchon au bec, aurait par voie des airs emmené Arthur à sa mère. – Cadeau!

* Evoque le cri des cigognes

 

Il fallait quitter Roche et Paul appréhendait de visiter Voncq, le lieu où Arthur prit le train une dernière fois avant de mourir. Aller et retour. Marseille-Voncq. Vonq-Marseille. Pierre-Charles lui avait dit que c'était bouleversant d'y être.

Paul avait longé le canal pour se retrouver à Voncq où il vit donc la gare du dernier départ de Rimbaud. Il eut beau se dire: «Là, Arthur...», il ne vécut rien d'autre que le moment présent et il faisait super beau. Il pensa «Désolé, Pierre-Charles, je n'y ai pas pleuré.»

Il préférait le canal, doublé à sa gauche ou à sa droite par le chemin de fer. Il comprenait qu'avec une telle allée, une telle rectilignité, Arthur arrivant en train de Marseille, voyant ensuite à la ferme sa chambre préparée avec un soin naïf, et la plus belle de la maison, pouvait s'exclamer sincèrement et flatteusement, comme se souvenait Isabelle: «C'est Versailles, ici!».

À la gare, Paul vit la valise métallique surmontée de l'arbre des destinations d'Arthur le voyageur, – et la notice. Puis il se rendit jusqu'à Voncq centre, le village dans les hauteurs qui valait le coup d'oeil avec sa grande vue panoramique sur son éperon. Une carte imperméable était fixée au sol présentant le plan de la vallée de l'Aisne et des Ardennes champenoises qui s'étalaient bellement sous les yeux. Paul vit ce beau paysage tel que globalement Arthur avait pu le voir de là haut. En son temps il devait y rester pas mal de vignes. Voncq, terre de vigne, était connue surtout pour son vin des Gaizettes, elle avait été ravagée par des maladies en 1840 puis dans les années 1890. Mais en 1870, année où les Allemands incendièrent le village, il restait encore quatre-vingt treize hectares de vignobles et une vingtaine avant 14-18.

Paul chercha naturellement Roche et l'emplacement de la ferme. Roche surnommée «Terre-des-Loups» d'après Isabelle précisant qu'elle faisait horreur à son frère. Paul avait encore plus de mal à le comprendre vu d'ici. Mais ce n'était certainement pas les paysages qui horrifiaient la sœur d'Arthur.

Plus haut, dans le village, Paul avait vu l'église et sa place des gros ormes. Église pimpante, du reste, avec sa «tour flanquée de puissants contreforts et percée d'un portail de style gothique flamboyant.» L'église fermée, Paul ne put voir le «bel autel du XVIIIème à quatre colonnes corinthiennes de marbre, aux chapiteaux dorés portant un baldaquin avec couronne de Charlemagne» indiqué par le panneau touristique qu'il avait recopié .

Il manqua aussi d'y voir un chapiteau gallo-romain qui rappelait que «Voncq était une étape sur la voie romaine de Reims à Trèves». Mais il remarqua trois gargouilles aux têtes d'hommes barbus, l'une au regard tourné vers l'horloge de la mairie, l'autre vers le ciel, enfin le troisième – d'après ses notes qui s'embrouillaient – vers une Marie aux mains coupées.

Il passa près du très ombragé lavoir de Voncq et sa fontaine, très différent de celui de Roche. Il vit les marécages entre la gare de Voncq et son bourg. La rivière turbulente, l'Aisne, séparait, mais aussi reliait par un pont Voncq et Roche. En retournant vers Roche dans une grande ligne droite descendante, il s'imagina à partir de la gare revenir à la ferme, tel que le décrivait Isabelle dans le «dernier voyage de Rimbaud». Et la dure montée d'Arthur pour reprendre le train direction Marseille était aussi dans sa tête!

Il a vu. Vu. Paul qu'as-tu vu?

Du blé en bord de route près de Roche. Clic. Un énorme arbre tout seul en campagne déserte. Clic. Un champ de terre labourée. Clic. L'église Notre-Dame près de Roche. Clic. La ferme de Verlaine et ses volets turquoises. Clic. L'église où s'est rendu Verlaine. Clic. Et sa vieille charrue exposée à côté, au milieu de la pelouse. Clic.

Serait-il la réincarnation de Rimbaud en quête de Verlaine?

Paul – Verlaine –, en pèlerinage à Charleville, avait très bien pu pleurer dans l'Église de Saint-Rémi et pleurer sur la tombe d'Arthur, non? En tout cas, Paul ne savait pas avant ce voyage que Paul – l'autre – avait une ferme. Mais peut-être Arthur Belpomme lui en avait-il parlé. D'ailleurs, il n'était pas très loin de chez lui, et il enrageait un peu de n'avoir pas le temps. Il se consolait en se disant qu'il serait peut-être absent, ou trop occupé, indisposé, ce qui serait pire. Ou décédé? Il chassa l'idée. Non, l'unique raison pour laquelle il «sacrifierait» la visite du commissaire se trouvait en deux cœurs: le sien et celui de Juliette.

En attendant de se préparer à la rejoindre, Paul avait aussi cherché des tombes datant de l'époque de Rimbaud. Il nota des noms: «Ci-gît Marie-Thérèse LATOUT décédée à Beaumont le 24 juin 1872» «Le connaissait-elle?» se demanda Paul. Elle était décédée quelques jours après une scène atroce chez les Verlaine. Rimbaud n'était pas là. Il était à Paris, crevant de chaleur, avec une «soif à craindre la gangrène», écrivant étonnamment à Delahaye: «Oui, surprenante est l'existence dans le cosmorama Arduan. La province où on se nourrit de farineux et de boue, où l'on boit du vin du cru et de la bière du pays, ce n'est pas ce que [je] regrette» (ce n'était peut-être pas l'Arduinna...) Plus bas il écrivait: «les rivières ardennaises et belges, les cavernes, voilà ce que je regrette.»

Paul était attiré par le nom Rilly-aux-Oies cité dans le journal de Vitalie. Y faisait-on des rillettes d'oies? Rillettes, paillettes, caillettes – comme il disait enfant.

Paul avait trouvé en s'égarant à travers bois, une ferme abandonnée. Il y avait un côté aventureux dans son entreprise. Lorsqu'il était monté à l'étage, il ne savait pas si le plancher allait tenir sous ses pieds ou si quelque chose allait lui tomber sur le coin du nez. «Montons au premier, disait Vitalie; donnant sur la cour, une chambre, sur la rue, une autre, c'était la chambre de mon frère». Lequel?

Paul se dit que c'était peut-être elle la ferme. Il y avait là tout pour le transporter, le faire rêver, palier le manque du «vrai» site. Ces peintures... En bas, Paul avait vu la cuisine, le fournil où Arthur avait brûlé des manuscrits. Là-haut, il vit des chambres, avec encore des peintures en arabesques. N'était-ce pas là qu'il avait écrit Une Saison en enfer?

Et en fouillant bien, en creusant, en remuant ciel et terre, n'y aurait-il pas des manuscrits inédits d'Arthur. Ah les fantasmes! Il ignorait alors que dans les parages existait une société secrète, à Attigny précisément: «Les conscrits du bon vouloir» (nom tiré du poème Démocratie). Son «chef» croyait dur comme fer en un trésor caché par Arthur, codé dans ses poèmes; il en avait recherché tous les indices, dans les plus grandes privations.

Arthur s'était livré selon lui à un vrai jeu de l'oie (inspiré par le nom de Rilly-les-Oies?), connaissant déjà enfant sa vie future, et même la date de son décès qui figurerait inscrit au-dessus des fougères sculptées sur le pan de mur restant de la ferme des Cuif. Dans le journal Le Monde du 21-22 novembre 1999, un long article était paru sur l'histoire, la passion folle de Paul Boens. Encore un Paul! Et il se disait élu par Arthur!

Paul s'était rendu ensuite au lieu-dit le «labyrinthe», où dans une buvette sympa il avait fait sensation avec Sensation à la guitare. À côté Arthur découpé dans du métal, assis sur un mur, pattes ballantes, fumait sa pipe, un corbeau derrière son dos, poussant un croassement ferrailleux. Sur le mur d'enceinte de la chapelle de Méry où avait eu lieu la communion de sa sœur Vitalie qui la prenait à cœur, – pas lui, avec pourtant tout l'amour qu'il a pour elle- Paul avait été séduit et frappé par une ronde de petites statues mystérieuses toutes en robes monastiques ou antiques, les cheveux longs, raie au milieu. Elles étaient huit, autour d'une tombe, tête légèrement levées vers le ciel, les mains croisées sur le ventre tenant une couronne tressée.

Paul en croqua une dans son carnet. Il nota que chaque personnage en fonte avait un socle, et qu'entre chaque était tendue une grosse chaîne. Sur la tombe marquée d'une croix, il lut le nom Marie-Suzanne et deux dates, 1882, – et plus bas 1874 (ou 1834?). Pourquoi Paul notait-il tout ça? Qu'espérait-il encore trouver?

Le 18 janvier 1882, en tout cas, Arthur écrivait d'Aden à son ami Ernest Delahaye qu'il travaillait pour publier un ouvrage sur le Harar et le Gallas, «ces étranges contrées» qu'il a explorées. Il veut le soumettre à la Société de Géographie, l'ancêtre du National Géographic auquel Paul avait été abonné, rêvant lui aussi d'y entrer. Arthur commandait à son ami qu'il n'avait pas revu depuis trois ans, et qui venait de lui écrire de Paris, un tas de matériel de géographe, de topographe, etc. Il avait une foi en l'avenir sans doute pour la première et dernière fois de sa vie. C'était une lettre exceptionnelle.

Est-ce que cette simple date, 1882 vue par Paul dans une sorte de cérémonie préparatoire aussi mystérieuse que sacrée, lui avait évoqué cela? Il se souvint aussi de l'époque où il souffrait d'une indigestion de littérature fantastique qui lui faisait perdre pied avec la réalité.

Heureusement, le soir, il y avait une fête au Labyrinthe. Paul chanta accompagné de sa guitare devant une tablée applaudissant. Il dansa comme un fou devant «Mme Rimbaud» qui l'observait de loin, accoudée à une table, interrogative. Il fit la connaissance d'un jeune couple et se confia à l'homme pour lui raconter un peu ce qu'il vivait. Il conclut en disant que ce n'était pas un hasard si il était revenu à Rimbaud à l'âge de 37 ans: Arthur était mort à 37 ans.

  • Ne te focalise pas sur Rimbaud. Vis ta vie, avait répondu le trentenaire.

Et il l'avait invité à faire une tournée de troubadour dans les bars. Paul se sentit libéré: «Ouais. Il a carrément, fichtrement, sacrément raison le gars. Rimbaud! Arthur! De l'air!

«Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs... Départ dans l'affection et les bruits neufs!

«Avec tes chansons qui s'trimballent sans cesse dans ma tête...»

«Ah! Avec le commissaire, j'avais fait une indigestion de pommes; avec ce voyage, je commence à faire une indigestion de Rimbaud!»

Sur le chemin du retour il avait croisé le regard d'une vache et avait dit en levant le bras: «Salut Arthur!» en éclatant de rire.

 

Pour changer d'Arthur, Paul alla au Musée Verlaine à Juniville. Un amoureux de Verlaine l'avait impressionné par son discours. Après la visite, Paul était allé le trouver. Ils avaient eu un long entretien passionné. L'«amoureux de Verlaine» et «l'amoureux de Rimbaud» réunis. Ils discutèrent un point de détail: le «verlainien» prétendait que Paul Verlaine ne savait pas que la mère d'Arthur avait une ferme à Roche. Paul soutenait le contraire et à son retour chez lui il fera à la Médiathèque des recherches dans la grosse correspondance de Verlaine qui était la référence pour son contradicteur. Il avait cherché et trouvé la lettre 73-22 p 333, donnant la preuve qu'il avait raison. Comment une telle évidence, qui sautait aux yeux dans l'en-tête de la dite lettre avait pu échapper à son opposant? Mais lors de leurs débats, quand Paul avait dit humblement qu'il ne savait pas, l'autre lui avait répondu: «Si, tu sais. Tu es plus fort que tu veux laisser penser.»

Lorsqu'ils s'étaient chaleureusement quittés, enchantés tous deux d'avoir fait connaissance, ce sympathique et passionnant guide aux cheveux longs lui avait dit que ce n'était pas un hasard s'ils s'étaient rencontrés... et «On se reverra.»

Paul, par un courrier de son pays natal, lui fournira la preuve, enfin il lui enverra son roman Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur, en lui demandant son avis. Il ne recevra pas de réponse. Peut-être son destinataire n'avait-il pas reçu le message.

 

Paul fit le décompte des jours. C'était passé à un rythme, à un train d'enfer!

Vendredi

Samedi

Dimanche

Lundi

Mardi!

Paul avait à peine été cinq jours à Roche.

Et maintenant, fort comme la mascotte des Ardennes, cet énorme sanglier en métal qui marque l'entrée du département, il n'avait plus qu'une hâte, qu'un désir pressant: revoir Juliette!

Dans la nuit du lundi au mardi, il avait fait un rêve, un drôle de rêve, elle venait au rendez-vous et le narguait en prenant sous le bras son chéri venant à sa rencontre.

Que devait-il comprendre? Paul savait que les rêves sont comme un microcosme: le rêveur est chacun des protagonistes, chacun représente une partie de nous-même. Mais là, cela ressemblait plus à un rêve prémonitoire. La leçon était d'autant plus affligeante qu'elle était donnée par Juliette et un homme que Paul connaissait. Il habitait dans sa région! Côté dérisoire...

Angoisse supplémentaire: Paul n'avait pas le numéro de téléphone de Juliette au cas où, pour x raison – un empêchement, peut-être... – elle ne viendrait pas. Paul se dit:

«Comment pourrait-elle venir? Sept jours! Mais c'est tellement loin maintenant... Du calme. La vie l'a mise sur mon chemin. Ce serait trop cruel de me l'ôter de cette façon. Je dois avoir confiance.»

Publicité
Publicité
Commentaires
Rimbaud passion
Publicité
Archives
Publicité