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Rimbaud passion
28 juin 2021

Paul au pays de Rimbaud et Juliette (Roman, version 2021) - Chapitre 29

XXIX

OÙ PAUL FAIT UNE CHUTE LIBRE

 

 

Oui, ce serait tellement beau, si ce roman – fleuve d'amour – finissait ainsi. Rejoindre l'Océan.
Mais la Vie a voulu que Paul vive après l'élévation la chute.
C'est le feu qui se relève avec son damné – comme disait Rimbaud.

Mais n'allons pas trop vite. A l'instar de Juliette qui au cours de leur repas – copieux dans tous les sens – avait poussé des «Alléluiah», Paul en poussait un grand dès le lendemain.

Juliette, malgré son désir de rejoindre son chéri à Bruxelles, était encore indéterminée. Peut-être déciderait-elle de revenir à Charleville-Mézières après ses classes. Paul espérait, déterminé à la revoir d'une manière ou d'une autre, tout en se préparant à partir.
Vers midi, après avoir dans un café consulté sans succès les annonces de covoiturage, il avait trouvé près du Musée Rimbaud une plume grise et noire, de même couleur et même taille que celle que la veille Juliette portait dans ses cheveux. Paul y vit un signe: «S'était-elle dirigée quelque temps après notre séparation vers le camping pour me retrouver? Qui sait si elle ne désirait pas me rejoindre dans ma tente? En me voyant sur la terrasse en compagnie de Tom, elle aurait fait demi-tour. Sur le chemin, sa plume se serait envolée de sa tête...»
Son imagination volait haut!
«Ah! Pensée magique, quand tu nous tiens! De fait, par cette trouvaille grandit mon espoir de revoir Juliette le soir. Araignée du soir? Combien sera t-elle surprise et heureuse quand je la lui rendrai!»
Il ramassa précieusement cette plume dans une petite poche de son sac.
Pour son dernier jour, Juliette lui avait suggéré de se balader en forêt ou en campagne, – histoire que sa présence ne le retienne pas à Charleville.
Bien que difficilement, il mit en application ce qui pour lui était bien plus qu'une suggestion, le souhait, la volonté même de Juliette. Aussi il envisagea de retourner à Roche.
Puisqu'il n'y avait pas de car dans le créneau horaire voulu, il décida d'y aller en auto-stop. Il devait sortir de Charleville et rejoindre l'autoroute. Avant celle-ci, d'après l'indication qu'on lui donna, un feu lui permettrait de tendre le pouce en toute sécurité.
Ce qu'il fit. Sans succès.
Au bout du compte, après une bonne demi-heure de galère au soleil, il renonça. Et peu après il s'en félicita. La dernière fois où on le prit en stop pour s'y rendre, on lui avait pourtant appris qu'il existait deux Roche: un village et un lieu-dit! Il avait choisi le mauvais Roche...
Sa nouvelle décision fut de marcher, de poursuivre tout droit la route empruntée afin de sortir de la ville et de trouver la campagne. Il en avait bien besoin.
Une direction l'attira: L'Abbaye des Sept Fontaines. Avec un nom pareil, impossible de résister. Mais ne serait-ce pas trop loin?
Il trouva un coin charmant avec de l'eau vive, une cascade et une tourelle. Un ancien moulin? Là, il mangea son reste de pizza...
Plus loin, il découvrit la Meuse dans toute sa sauvagerie, comme bordée de forêt. À plusieurs bleus répondaient plusieurs verts. Le ciel et et ses nuages se liquéfiaient sur l'onde calme. Ici, le soir la blanche Ophélie pourrait flotter en ses longs voiles:

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys
Flotte très lentement, couchée dans ses longs voiles...
– On entend dans les bois lointains les hallalis.

Le voici en plein rêve face à une autre vue de la Meuse connue par Rimbaud. Elle et sa Muse l'ont bercé comme Ophélia. Paul avait acheté un paquet de Voyageur, et il fuma assis sur l'herbe, puis dégusta une pêche pour chasser le sale goût de la nicotine. Quelques clichés plus tard il était reparti.
Il pensait à Juliette. Cela malgré ses efforts pour s'en divertir.
Sur la route, il avait vu des cabines téléphoniques. Il avait été tenté à plusieurs reprises dans sa marche face au vent. Mais il était trop tôt. A une heure où il lui sembla qu'elle devait être sortie du collège où elle enseignait et dans ce qui serait peut-être la dernière cabine qu'il devait rencontrer, il composa le numéro. Bip bip. C'est tout. Peut-être était-elle en voiture sur le chemin du retour.
Paul resta serein, il se dit: «Je téléphonerai au retour de ma promenade. Profitons du temps présent. Le soleil convie à la randonnée.»
Il dépassa enfin les dernières maisons. Cela fut long, toute cette marche depuis le centre-ville. Mais la campagne ardennaise lui ouvrait ses bras de blé et de vaches. Certes, ce n'étaient pas les ondulations douces et caressantes, le déroulement de la nudité blonde et verte et vaste baisant des horizons lointains en partance dans un goût d'infini... De ce paysage découvert derrière la vitre d'une voiture, Juliette lui avait dit en accord avec sa description: « C'est très féminin comme paysage. »
Le paysage présent avait aussi une douceur, une vastité. En tout cas, la campagne d'ici était sensiblement différente de celle qu'il connaissait en Anjou. En voyant les blés dressés, leurs aigrettes, il comprenait « que picoté par les blés » était l'image juste, la plus heureuse que le jeune poète pouvait trouver.
Il se mit à chanter Sensation. Il était en pleine campagne, en pleine poésie lyrique et romantique. Ivresse champêtre et poétique.
Il était dans son monde.
Nul besoin de la présence de Juliette ni de personne pour faire tintinnabuler son âme ou la faire vibrer dans une transe intime et câline. Les âmes affines peuvent être en communion dans leur fort étoilé. Il arrive que le facteur « âme» en puissance, que «le  de âme au carré» devienne un multiplicateur de jouissance. Phénomène nucléaire qui fait pétiller le corps et le coeur. Juliette était de la danse. Éléonore aussi, de manière subtile, éthérée.
Il approchait de sa destination. Les sept fontaines de l'Abbaye commençaient à jaillir.
Un château dessinait sa silhouette élégante derrière les arbres. Quelques pas ailés en plus et il serait bientôt à l'entrée. La soif le sonnait, le «voyant» s'allumait, il était «sous la réserve». Ses jambes aspiraient au repos, après le zèle de la dernière ligne droite.
Une ouverture et une pancarte lui indiqua qu'il était arrivé. Arrivé à l'entrée de la vaste propriété – pas encore à l'Abbaye aux allures châtelaines.
Il lut sur un panneau: « L'Abbaye, fondée en 1129 par les moines des Prémontrés, fut ravagée à la révolution française, à l'exception de l'aile centrale. Pendant la guerre de 1914, le château datant du XVIIème siècle abrita entre autres le maréchal Joffre, l'empereur Guillaume II, roi de Prusse... Puis, plus tard le général de Gaulle. Le château trouve aujourd'hui sa nouvelle vocation grâce à sa restauration. »
Il trouva la référence à Charles de Gaulle assez pittoresque. Quant à celle aux «moines des Prémontrés», leur ordre rayonnant comme celui de Cîteaux choisissait des sites « sauvages ». Recherchant la pureté, ils négligeaient l'essor urbain. Cette abbaye initialement appelée « Abbaye de Notre-Dame de Sept-Fontaines » appartenait à l' « âge d'or du monachisme ardennais » (1050-1200).
Pour lui, simple passant attisé par la curiosité, il constatait que le lieu était ancien, peut-être plus ancien que ne le disait le panneau..., mais ce qu'il désirait connaître c'était surtout l'explication de ces Sept fontaines.
Il avait remarqué sur une carte la récurrence du nombre 7. Non seulement l'Abbaye se situe à sept kilomètres de Charleville-Mézières, mais au nord de Charleville, dans la Vallée de la Semoy où se tient le Rocher des Quatre fils Aymon, où se trouvaient aussi la Roche aux Sept-Villages et la Roche-à-Sept-Heures. Etait-ce comme en Anjou ? A Saint Georges des Sept-Voies, sept chemins y mènent.
Question toponymie originale, c'est le Mont Malgré Tout qui remporte la palme dans les Ardennes.
Le chemin qui conduisait aux architectures plus ou moins anciennes de l'Abbaye avait une longueur conséquente. Le domaine était vraiment grand dans son tapis de verdure sinueux et ponctué d'arbres.
Paul fut hautement surpris de trouver un terrain de golf ici. À vrai dire, il ne pensait pas davantage dénicher un château. Abbaye, moines... Telle avait été l'enchaînement attendu. Château, hôtel-restaurant, terrain de golf... Perspective agrandie et étonnante. Paul pensa: «Des moines y jouent au golf? Au lieu de vignes, ils ont un château géré par leurs zigues? Des moines modernes. Prières et jeu et bonne chère y font bon ménage. Sacré business!
Où se cache l'Abbaye, pardi? Et les sept fontaines, où jaillissent-elles?»
Il ne vit qu'un étang propret, comme la bouche riante et satinée du château ardoise et brique aux multiples fenêtres, aux toits polyédriques à ses extrémités, celle de droite étant flanquée d'un petit donjon.
Il se délectait de voir le lieu qui avait peut-être inspiré à Rimbaud, à 16 ans à peine, Un coeur sous une soutane!
Peuh! Tartufe était nu du haut jusques en bas!
Montant avec peine, il atteignit le pied du château. Le chemin contournait la demeure clinquante et il découvrit une ruine, un pan mural avec de grandes fenêtres en arc. Plusieurs pans restaient debout, mais pour ce qui était des soutanes...
Paul prit des photos des vestiges sacrés et entra dans la cour du château puis il se dirigea vers l'accueil à l'intérieur du bâtiment.
Bouffée de fraîcheur.
Une jeune et jolie hôtesse se tenait derrière son comptoir, le sourire avenant.
– Bonjour.
– Bonjour, monsieur.
– J'ai vu un stand devant le château. Qu'est-ce qui se passe ici? Il y a plein de voitures, plein de monde.
– C'est un stand de golf. Il va y être servi un apéritif dans environ dix minutes.
– C'est marrant qu'il y ait du golf ici.
Elle sourit.
– Je pourrais y boire?
– Bien-sûr, monsieur.
– J'aimerais savoir aussi pourquoi ce lieu est appelé L'Abbaye des Sept fontaines. Je n'en ai vu aucune.
– Ce sont des cours d'eau qui coulent sous le château.
– Ah... Il y a donc sept cours d'eau là-dessous?
– Oui. On appelle ça je crois des nappes phréatiques.
– C'est ça, oui. Et on appelle cela des fontaines! Le nom est trompeur.
Paul vérifia plus tard. Fontaine veut dire « source » et phréatique « puits ». Quant aux nappes phréatiques, se sont des nappes d'eau à l'intérieur du sol qui alimentent des sources ou des puits. Il se dit «Merci Dico. La Source alimentant la source; le Puits alimentant le puits, la Fontaine alimentant la fontaine... Bref, tout bien pensé, les fontaines de jouissance sont souterraines! Et souveraines. Je connais une certaine Annick de Souzenelle qui très probablement, sur ce site vous parlerait volontiers des sept Fontaines intérieures, reliées à la divine Source! Et vous dirait: «Va vers Elle en Toi», – ce en quoi elle n'aurait pas tort, à mon humble avis.»
Paul attendait le service des rafraîchissements et amuse-gueule le long d'une rambarde à l'ombre. De là, il contemplait la rase verdure entrecoupée de bosquets, se déroulant comme un tapis ondulé et implanté d'arbres jusqu'à une nappe blonde à l'orée de la forêt bouchant l'horizon. A sa droite, il voyait une terrasse panoramique, tables, chaises et parasols déployés au vent. À sa gauche, il observa un golfeur, casquette blanche, concentré sur son club, une balle et un trou. Il ratait tous les envois.
Un autre golfeur derrière lui chevauchait sa voiturette ou «golfette». Ça bourdonnait dans les voiles... Le soleil faisait son effet. Les vapeurs génitales étaient en forme. Pas étonnant, « golf » vient du néerlandais kolf: « gourdin ». Ouais, au golf ça gourdingue dur!
Avec Juliette en toile de fond, le dérapage était inévitable, du moins prévisible. Elle déchirait, l'étoile... Ah les hommes! ces golfeurs d'âme, dès qu'il s'agit de la mettre dans un trou... Le grand défi du bon golfeur, c'est de ne pas s'y prendre comme une gourde!
Paul était dans le sillage de sa relecture d'Un coeur dans une soutane. Il voguait vers le cap qu'il avait soigneusement gardé.
« Ô Thimothina Labinette! Aujourd'hui que j'ai revêtu la robe sacrée, je puis rappeler la passion, maintenant refroidie et dormant sous la soutane, qui, l'an passé, fit battre mon coeur de jeune homme sous ma capote de séminariste!... »
Ainsi commençait Rimbaud qui à quinze-seize ans s'en donnait dix-huit et demi et entretenait un journal s'étendant d'un premier mai à un premier août des années mille huit cent.
« Voici le printemps. Le plant de vigne de l'abbé*** bourgeonne dans son pot de terre [...] et j'ai remarqué que les élèves sortent souvent ...dans la cour [...] »
Ce premier mai est bien printanier! Plus loin, Monsieur Léonard (Arthur) subit un interrogatoire du « sup*** »:... «répondez: vous écartez beaucoup vos jambes à l'étude? »
Un peu plus bas: « Puis il mettait la main sur l'épaule, autour du cou, et ses yeux devenaient clairs, et il me faisait dire des choses sur cet écartement des jambes... Tenez, j'aime mieux vous dire que ce fut dégoûtant, moi qui sait ce que cela veut dire ces scènes-là!... »
Encore un peu plus bas:
... « et je venais dans cette chambre, me f... sous la main de ce gros!... Oh le séminaire! »

En égrenant ses souvenirs de ce livre, Paul y trouvait des éléments qui concordaient avec le lieu. Maints détails, en tout cas, notés au jour du 15 mai, indiquent qu'Arthur décrit un lieu réel, vu, et même où il aurait passé un séjour. Il décrit avec précision le salon: « Oh! Ce salon! je l'ai fixé dans ma mémoire avec les épingles du souvenir! » Tous les objets (cheminées, tapisseries, peintures, etc.), ou une partie, pourraient être à l'intérieur du château. Curieusement, les communs du château lui faisaient penser à un dortoir d'élèves. Au rez-de-chaussée devenu bar se trouvait peut-être cuisine et petit salon tenus par la « cuisinière noire », – allez savoir. Tout cela mériterait une enquête, une analyse approfondie de l'oeuvre et une visite minutieuse des lieux pour savoir s'il y avait concordance.
Et que Rimbaud ait été, pendant des vacances, envoyé ici par sa mère, n'aurait rien d'étonnant. Cette oeuvre scandaleuse écrite en 1870 et publiée qu'en 1924 sous l'égide d'André Breton et de Louis Aragon et que ni son professeur de collège George Izambard ni Paul Verlaine, pas plus que Paterne Berrichon, ne jugèrent bon de faire connaître, relevait, à son avis, bien plus que d'une « plaisanterie », selon le mot d'Antoine Adam dans sa Pléiade. En revanche, que cette oeuvre «marque à coup sûr chez son auteur peu de respect pour le clergé», on est d'accord. Les actes subis qu'Arthur y livre en sont manifestes.
Mais tout concourt à l'authentification de son vécu: on vibre avec un adolescent plein de sève et qui caresse la muse et se ridiculise avec ses poèmes – des poèmes datant de ce séjour, cela n'est guère contestable. On sent aussi une atmosphère. On décèle des indices réels. Dans un passage du 15 mai, on lit: « ma mère, dans sa dernière lettre, m'avait dit: « Tu iras, mon fils, occuper superficiellement ta sortie chez M. Césarin Labinette, un habitué à ton feu père, auquel il faut que tu sois présenté un jour où l'autre avant ton ordination;... » »
Pour un père toujours absent comme fut celui d'Arthur, « feu père », c'est pas mal dit! Thimothina Labinette, c'est la fille de M. Césarin, – peut-être la seule fille du séminaire. Arthur, nommé «monsieur Léonard», se présenta ce 15 mai à M. Labinette. Il se trouva relégué dans la cuisine, seul avec Thimothine. Puis intervint la cuisinière noire. J'imagine qu'elle fut appelée aux communs pour servir au château à cette occasion. On peut lire plus loin ce passage magnifique:
«Quelque temps, une heure après, quand Thimothina m'annonça une collation composée de haricots et d'une omelette au lard, tout ému de ses charmes, je répondis à mi-voix: «J'ai le coeur si plein, voyez-vous, que cela me ruine l'estomac! » Et je me mis à table; oh! je le sens encore, son coeur avait répondu au mien dans son appel: pendant la courte collation, elle ne mangea pas: «Ne trouves-tu pas qu'on sent un goût?» répétait-elle; son père ne comprenait pas; mais mon coeur le comprit: c'était la Rose de David, la Rose de Jessé, la Rose mystique de l'écriture; c'était l'Amour!»
On peut croire Rimbaud sur parole qui disait au 4 mai: «j'ai étendu, comme l'Ange Gabriel, les ailes de mon coeur. Le souffle de l'esprit sacré a parcouru mon être!» Il chanta alors accompagné de son luth ou de sa cithare une prière à la « Vierge enceinte ».
Bref, à l'instar du pan de mur de l'abbaye en ruine découvert soudainement, Paul découvrait là un pan de la vie de Rimbaud trop méconnu, et un pan de lui-même se reconstruisait. On a banalisé peut-être trop facilement ce témoignage d'une richesse, d'une sincérité, d'une pudeur et d'une grandeur incroyable et qui s'aligne non moins incroyablement avec le reste de la vie de Rimbaud. Du reste, l'impression fut suffisamment forte pour qu'il se venge à travers le sonnet Le Châtiment de Tartuffe datant des premiers mois de 1870 et évoquant un souvenir facilement reconnaissable.
Enfin, la chute humoristique d'Un coeur sous une soutane est pour le moins étonnante. Je laisse le lecteur la découvrir ou pas, mais revenons sans plus différer au récit des aventures de Paul.
Thimothina... Juliette... – Le saut est facile!
Paul but une désaltérante et rafraîchissante bière dans les anciens communs du château, servie à la place de l'apéritif absent par une femme de fort embonpoint et sympathique. Après une agréable conversation avec elle, il sortit du domaine.
La campagne resplendissait. Il rebroussa chemin. Une bonne heure de marche l'attendait encore – selon la serveuse – avant d'atteindre le centre de Charleville-Mézières. Il était là, dans une dépendance de Fagnon.
Il se dit ce dicton savoureux: « On ne peux pas passer à Évigny sans être crotté, à Warnécourt sans être moqué, à Fagnon sans être volé! » 
« Les voleurs », ainsi étaient surnommés les habitants de Fagnon.
Il craignit s'être trompé de route et se diriger vers Fagnon, mais il reconnut bientôt sur la route un bois où il désirait se rendre. Le petit bois de feuillus était dense mais accessible. Là, en son sein, il se posa sur un tronc mort et moussu, et après un temps de recueillement il écrivit un poème:

Les mousses font des cantiques
Bourdonne le silence
Les oiseaux sont des échos.
Mouches à des années lumière des autos.
Mon coeur plein de Juliette
Pensée qui danse comme papillon
Lumière forestière en mon âme

Il se sentait comme un chasseur Cro-Magnon qui revient de sa chasse et va rejoindre sa belle. Son gibier: un poème. Ridicule! Exactement comme Rimbaud avec sa Thimotina!
Il lui fallait atteindre maintenant Prix-lès-Mézières puis Warcq. L'heure tournait et s'il voulait joindre Juliette avant qu'elle ne parte à Bruxelles – si ce n'était pas déjà fait – il ne devait pas lambiner.
N'empêche! En longeant à nouveau les blés, il rechanta Sensation.

Paul arriva enfin – claqué – à Charleville-Mézières. Total du parcours: 20 Km! À la première cabine téléphonique du centre, il téléphona à Juliette.
– Allô, Juliette?
– Oui. Bonjour Paul.
– Ça va?
– Oui, et toi?
– Ça va. J'ai fait une longue promenade en campagne; ça m'a fait du bien. Et toi, ça c'est bien passé tes cours?
– Oui, un peu fatiguant, mais je suis contente d'être en week-end.
– Alors, pour ce soir, qu'est-ce que tu as prévu de faire? Tu reviens à Charleville ou tu vas à Bruxelles?
– Je suis déjà sur la route pour Bruxelles. J'ai trop envie de revoir mon chéri.
– Bon, bah, c'est pas grave. Bonne route et à bientôt alors.
– À plus tard.
– Dis, je pourrais venir un jour prochain à Bruxelles, je comptais y aller, puisque Rimbaud y a été.
– Je ne crois pas que c'est une bonne idée qu'on se revoit là-bas, avec mon chéri...
– Mmm... Je comprends. J'espère qu'on se reverra un jour.
– On verra bien. Tu as de toute façon mes coordonnées. Mais faut que je te laisse, là. Au revoir. Bon retour chez toi.
– Au revoir, Juliette.
– Au revoir, Paul.

Il raccrocha, un peu déçu. Il avait oublié de parler de sa plume... Il avait beau se dire qu'il devait accepter la situation, qu'il ne devait pas avoir d'attente, la déception grandit en lui. Et plus il marchait en direction du camping pour démonter sa tente, plus sa peine prenait de place. La machine cérébrale était en marche, aussi rapide et rodée que ses pas. Un éboulement de sentiments accablants le submergea, il sentit l'effondrement venir. Mais il devait se dépêcher pour prendre le premier train. Niveau organisation, zéro. Motivation, zéro. Énergie zéro, moral zéro. Il puisa dans ses réserves. Il s'octroya une pause sur la place Ducale pour fumer la gorge serrée, sans grand plaisir à côté de la fontaine jaillissante.
La mine déconfite, il passa rapidement devant le café-restaurant du camping, appréhendant de voir Tom, ou plutôt que celui-ci le vit dans cet état.
Il était là.
– Ça va, Paul?
– Non, pas trop.
– Tu veux prendre une bière?
– Je veux bien, mais pas longtemps. Et je vais défaire ma tente avant. Je veux prendre le train.
– C'est dommage, je reviens de la gare. À cinq minutes près j'aurai pu t'emmener.
– Tant pis. C'est pas grave.
– Oui, tu n'as vraiment pas l'air d'bien aller.
– Je te parlerai tout à l'heure.
– Ok. À tout à l'heure.
Paul défit sa tente, véritable corvée, et retrouva Tom.
Une minute, et je suis à toi.
Clientèle oblige. Il posa son barda aux pieds d'une table en terrasse et en profita pour aller aux toilettes en attendant la libération de Tom. Il pensa «Et la mienne, donc?»
Paul lui confia sa déception. Tom le comprit. « Ah! les femmes! »
Evidemment il en connaissait un rayon. Le moment partagé fut agréable et lui fit un peu oublier son sort – «cruel», «trop injuste». Il fit son Caliméro. Mais il quitta momentanément son état lamentable.
L'heure de la séparation sonnée, il dit à Tom qu'il avait été très heureux de le rencontrer.
– Mô aussi.
Paul le remercia de son accueil et Tom l'assura qu'il pouvait revenir quand il voudrait, il serait heureux de l'accueillir à nouveau.
– Tu diras au revoir à Rémi de ma part.
– Pas de problème.
L'ours et le chien « battu » se serrèrent la patte.

Paul quitta l'Olympe pour l'Enfer. Pas de train avant demain. Il devait retourner au camping.
Il s'arrêta une nouvelle fois sur la place Ducale. Assis au pied de la fontaine, cigarette brûlée, ce fut l'effondrement total. Paul décrira ce moment dans son journal:
«Je plongeai dans les eaux du Léthé, la léthargie. Je devins amorphe. Place ducale, je prostituais quelque part ma prostration. Chaos. Néant. The End.
«Où étaient passées les magiques rencontres avec Juliette, celles de Pierre-Charles et Asnaku, celles de Rimbaud et tant d'autres? Qu'étais-je devenu en l'espace de moins d'une heure et surtout là en quelques secondes? Qu'allais-je devenir ici? Allais-je me retrouver dans la rue à mendier comme ceux à qui je n'avais rien donné? Je me voyais déjà, décrépit, faire la manche, pas même avec ma guitare, la seule chose qui aurait sauvée ma dignité: elle s'était volatilisée. Mon coeur et mon portefeuille sonnaient quand je rencontrais un musicien, n'importe quel artiste, comme ce jeune que je croisai, ce violoncelliste remplissant la rue de la musique de Bach, ou même ce gitan tout sourire qui faisait un crin-crin enchanteur avec un violon. Pour ceux-là, oui. Pour les autres non. On avait trop abusé de moi par le passé... Et puis je n'étais pas Atlas pour porter le monde et sa misère sur mes épaules. Mais là, j'allais être comme les autres, les mendiants amorphes, morts comme un mannequin de vitrine.
« Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus, sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation! J'exècre la misère. »
«Vais-je revivre Une Saison en enfer, ici à Charleville exécré?
« Mais je ne suis plus... Je ne suis pas lui!
«Mais, non, j'aime Charleville! Tu entends? Charleville, je t'aime!
«Ne viens-tu pas te confondre avec Juliette?»
«Un jeune me croisant avec ma dégaine qui ne valait guère mieux que la sienne m'avait lancé: « Oh toi, t'es un SDF, ça se voit! » Ça y était, on m'avait reconnu, j'étais fiché, mon orgueil puni... J'étais coincé. J'étais foutu. Après tout, j'étais peut-être venu là pour y mourir, à 37 ans, – comme Rimbaud. Mais ici, au lieu de ma naissance»... La marâtre, la «sorcière», devenue enfin bien aimée. Moi, maintenant le bien aimé, le fou de Mademoiselle Charleville, fou de Juliette, fou...
«Je pleure. Fontaine.
«Coïncidence, soudain Charleville mouille à faire bander un Charlemagne. Il pleut doucement sur la ville... Il pleut sur la ville comme il pleut dans mon cœur.
«Dire qu'avant de partir, inspiré, j'avais écrit un poème préparatoire, devant m'armer de courage pour ce voyage. La préparation s'imposait en effet, surtout que, de retour de Roche, Charleville-Mézières ne devait pas tarder à m'accueillir dans une litanie de pluie. Ce poème en raccourci donnait:

Que l'âme castor bâtisse ton algra.
Gare! Garde ton jardin. Prends garde à ton esprit. Si tu ne veux pas avoir la vision de l'hagard, ais le regard du vison.
Que ton pas rit.
Que la ville te soit chère.
...
Sois Présent, éternues ton éternité
...
Toi. Éveil et Foi.
Graal.

«Graal! Et grêle bientôt ici?
«En voiture vers Charleville-Mézière, j'avais écrit en regardant les paysages de la fenêtre cet autre poème amoncelant des mots comme les nuages:


Blanc-gris: nuages moutons chevauchent ciel
– le bleu bêle
ô transe et miel des cordes électriques
ô cantiques des champs de blés
ô les feuillaisons autoroutières
ô cimes et fleurs d'asphalte
ô pâles éoliennes-lumière brassée!
Broum! Paroles en équilibre sur le silence
...
Je m'assois
Tout contre moi
Mystère marrant
Amoureux du verbe et de ton Nom.


«On devine, à travers cet extrait, la charge que le ciel annonce; on devine moins peut-être une lecture inspiratrice toute fraîche en mémoire et que je ne pus apporter en raison de son volume: Anges de Désolation de Jack Kerouac...
«Tel un ange de la désolation, je suis. Place Ducale. Place Queue Dalle, Place Trou de balle.
«Vais-je me noyer dans mes larmes? Où sont les essuie-glaces?
«Je me vois me tordre dans mon âme, par terre.»

«Après avoir senti planer sur moi, comme dirait Baudelaire: l'aile de l'imbécillité – pour ne pas dire plus –, c'est l'ange du bizarre, (comme dirait son sosie d'âme Edgar Poe), qui visite sans ambages ma tête, devenant ainsi pleine de visions d'une vie antérieure... :

«Tout se précipite, tout se bouscule dans ma tête. Quitter l'Abyssinie, mon pays adoptif, pour la France que je n'ai pas revue depuis... Depuis combien de temps?
«C'était retourner dans une autre vie. Ma vie antérieure...
«Et Djami! Comment lui annoncer? J'en suis moi-même malade à l'idée de le quitter. Voilà exactement un mois que j'ai quitté le Harar avec lui. Il est mon serviteur. Rien de plus logique à ce qu'il me suive à l'heure où j'en ai le plus besoin. Sa présence seule m'a réconfortée dans les pires souffrances. Et son amour transcendant! Et elle, à Harar, ma compagne abyssinienne que j'ai dû abandonner au moment où elle avait le plus besoin de moi...»
– Djami...
– Oui, Arthour...
– Il va falloir être fort.
– Oui. Quoi? Fort pourquoi?
– Je pars demain pour la France... Sans toi.
– Toi partir? Toi tout seul? Non pas possible. Et moi. Quoi je suis sans toi? Ne pars pas. Pas toi, Arthour... Pas toi, Arthour.
– Il le faut, Djami.
– Non!
– Si!
– D'accord. Alors, pas sans moi, emmène-moi avec toi.
– J'aimerais Djami. Ne me fais pas plus souffrir que je ne souffre de devoir te quitter, mon ami, mon bien-aimé...
– Que vas-tu devenir sans moi, Arthour? Qui te donnera du réconfort? Qui t'aimera comme je t'aime? Et moi? Tu penses à mon sort?
– Dans mon pays, tu serais perdu, Djami. Comprends-le. La vie, l'amour que nous avons... cela ne peut se vivre qu'ici. Va, retourne au Harar. Va voir monsieur Felter, il te prendra à son service. Ta vie est ici.
– Et toi, ta vie était là-bas, non? Pourquoi es-tu venu ici?
– Pitié, Djami, arrête, arrête, arrête... Je...
– Moi aussi...
On se serre dans les bras longtemps en pleurant les larmes du désert, oui – de l'amour capable de le faire fleurir, je le sais maintenant.
– Prends soin de la femme que tu as vue en ma compagnie, Djami. Elle me réclamera. Sois comme un époux, un ami pour elle. Soutiens-là. Dis-lui que je l'aime. Et toi, mon ami, retourne auprès de la femme que tu aimes. Tu es libre.
– Oui, Arthour. Mais ne reviendras-tu pas?
– Je le souhaite de toute mon âme, Djami. Si Dieu le veut. Qu'Allah prenne soin de ton âme. La mienne sera tout le temps avec toi. – Quand je dormirai, je rêverai de toi. Ton nom sera au bord de mes lèvres. Il est gravé sur mon coeur pour l'éternité.
– Toi aussi, Arthour. Moi aussi je penserai à toi, je prierai pour toi, je rêverai de toi...
– Pars, maintenant, mon ami... Ne reviens pas me voir. Pars à l'aube au Harar. Assister à mon départ serait trop dur.
– Laisse-moi dormir à tes côtés une dernière nuit. Je partirai à l'aube avant que tu ne te réveilles. Tu as ma parole. Allah est témoin entre nous.
– Ô Djami! Si tu n'avais pas maintes fois prouvé ta confiance, je dirais non. C'est entendu.

«Ô mon Dieu! Tout ce que Djami et moi nous nous sommes dit, que les étoiles le gardent en leur sein. C'est la perle de notre amour.
«Ça y est. Djami est parti. Je ne le reverrai sans doute plus. Mais merci mon Dieu de m'avoir donné un tel serviteur et ami. Merci, mon Dieu. Merci de ce qu'il m'a laissé son madras et ce mot en sa langue qui est devenue mienne: «Je t'aime Arthour»

«Ça y est. Je pars pour Marseille. Hissé sur le vapeur des Messageries appelé Amazone. Je pense aux guerrières mythologiques bandant un arc contre leur sein coupé.
«Je passe la Mer Rouge, fait adieu au pays de la Reine de Saba pour longer le Soudan et l'Égypte à gauche, l'Arabie à droite, porte de l'Asie. L'Amazone pénètre dans l'étendue d'eau rétrécie comme un doigt par rapport à une paume, jusqu'à devenir ongle effilé: ce fameux canal de Suez se jetant dans la Mer Méditerranée qu'on appelait dans l'antiquité Grande Mer. Là, le danger commence.
«Après avoir salué de loin la « Terre hébraïque », Chypre surtout qui m'a fait connaître le labeur des carrières de pierres; la Crète, pointe méridionale de la Grèce; la Sicile, pointe méridionale de l'Italie, faisant face à la Tunisie, la Sardaigne italienne et sa petite soeur la Corse française, la pointe méridionale de son pays, – l'Amazone s'amarre au port de Marseille.
«La vie insulaire que j'ai connue effleure à nouveau mon esprit. Tout comme le Bateau ivre... « J'ai vu des archipels sidéraux et des îles dont les cieux délirants sont ouverts aux vogueurs... » Tout le Poème de Mer déroule ses images antiques... Je pleure et ris: «Ô que ma béquille éclate, ô que j'aille à la baille!» L'accostage au continent, la chère patrie met fin à mes illuminations délirantes. Je suis encore loin de la « flache » ardennaise, de l'eau calme de la Meuse, du canal de Roche ou du lavoir... Je suis là, bloqué à Marseille. De l'hôpital de la Conception, j'appelle ma mère et ma soeur: «Ma chère mère, ma chère sœur...»

«Cela fait trois jours qu'on m'a mutilé. Avais-je perdu la notion du temps, s'était-il distendu, ou voulais-je rester crédible? L'essentiel pour moi était que j'allais retrouver l'Abyssinie, Djami, dont je n'avais demandé aucune nouvelle, et ma femme...
«Pendant ce temps, ma mère était toujours là, à mes côtés. Au bout d'une quinzaine de jours, elle n'en pouvait plus. Elle voulait repartir.
– Reste, maman, reste, je t'en prie, reste, ne m'abandonne pas; j'ai besoin de toi.
– Mon fils, j'ai besoin de ma terre et ma terre a besoin de moi.
– Et moi, maman, et moi? Que vais-je devenir?
– Mon fils, sois raisonnable, du travail m'attend, les récoltes sont une catastrophe cette année. N'aggravons pas les choses.
– Et moi? Et moi? Je compte moins que ta terre. J'ai toujours moins compté pour toi que ta terre!
– C'est faux, Arthur, tu le sais! J'ai tout fait pour vous nourrir, pour vous donner une éducation digne d'une bonne chrétienne.
– Si la charité compte pour toi, reste! Reste... reste, maman...
«Les larmes du fils ébranlèrent la mère.
– Encore un jour, mon fils, mon...
– Maman...
– Oui.
– Trois. Trois jours. Comme le Christ pour sortir du tombeau...
«Ma mère hésite, puis:
– Mon fils, je n'ai toujours eu qu'une parole devant Dieu, et j'en aurai qu'une jusqu'à mon dernier souffle.
«Je me tais. Les larmes brûlent mes yeux comme des cierges, et ma prière coule telle la cire et se fige dans un froid silence. Le soir, ma mère explique par courrier la situation à sa fille Isabelle: que pour rester, elle devrait rester encore au moins un mois. Mais ses paquets étaient prêts. Elle partirait le lendemain à deux heures de l'après-midi, et ne serait pas à Roche avant le jeudi soir par la gare de Voncq.
– Au revoir, mon fils. Que Dieu soit avec toi. Je prierai pour ton âme.
– Oui. Je suis si seul. Tu m'as tant manqué là-bas.
«Elle baissa la tête:
– Je sais. Ta présence nous a beaucoup manqué. On était avec toi. On le sera toujours.
– Maman, la vie n'a pas été facile entre nous.
– Non.
– Tout ça pour mes folies.
– Tu étais si chrétien enfant, tu avais tant foi en Dieu, tu avais du zèle pour défendre son sanctuaire. Tu étais...
Les larmes fusent...
– Et maintenant, Arthur... Crois-tu à nouveau en Dieu?
– Si j'avais eu un père, peut-être que...
– Ô Arthur... Et à la Vierge Marie?
– Si... Laisse-moi, maman avec ça...
– Mais tu ne rejettes pas la foi en notre Seigneur.
– Non. Ce serait rejeter Allah.
– Allah, mais c'est un faux dieu, mon fils.
– Il a su toucher mon âme.
– Tu es donc devenu musulman?
– Je ne suis pas musulman, pas plus que chrétien, mais j'ai ressenti la foi là-bas, qui n'est pas lettre morte, et la grâce d'Allah m'a touché. Si, je souffre, c'est en son nom.
– Mon fils, tu as toujours été spécial. Je ne vais pas te changer. Ce Coran que ton père a traduit et que tu m'as demandé et que je n'ai pu te refuser, il a fait son chemin en toi, comme en ton père. Il serait certainement fier de toi. Moi, je le suis pour ta bonne réputation là-bas. Dieu te pardonne et te garde. Mais écoute-moi, je suis chrétienne des pieds jusqu'à la tête, tu es mon fils et je me battrais jusqu'au bout pour que tu meures en chrétien et sur terre chrétienne.
– Toi aussi, tu es têtue...
« Je ris, elle pouffe, on se serre dans les bras. On se quitte enfin. Il est midi. L'heure pour le convalescent de manger. Pour engraisser encore, pour que la plaie continue de se fermer, pour partir.
…...........................................................................

«J'erre. Paul erre. Paul? Non, Arthur. Je vois la façade brique et ocre de l'ancien Institut Rossat. Comment suis-je arrivé là? À l'intérieur, surprise! Un mannequin de 2m50, godillots noirs, lacets terre-claire, costume gris de ciel orageux, chemise écrue, veste corbeau par-dessus l'épaule, regard bleu, plume blanche – très longue – sortant de sa poche, – érection ailée de la poésie potentielle. C'est bien sûr Arthur – créé par des jeunes carolopolitains – avec une très grosse tête ébouriffée. Il est très sérieux et ne ressemble pas vraiment aux portraits existants.
Le sol est de marbre. L'enfant-muse de la Meuse et un clown reposant son corps oblique sur sa trompette. Les deux mannequins encadrent une machine surréaliste en fonte (imprimante antique?). Derrière eux, deux escaliers symétriques montant à l'étage, peut-être à un deuxième, avec leurs rampes en bois. Vu de face, cela se présente comme une gueule ouverte de squale. Vaguement...

– J'aimerais voir Monsieur L'héritier.
– Il n'est pas là. C'est pourquoi, Arthur?
– J'ai deux mots à lui dire.
– Je peux peut-être lui transmettre...
– Non. Au revoir.
– Attendez. Le voilà. Vous avez de la chance, Arthur.
– Oui, Arthur? Que faites vous là, à cette heure?
– Monsieur. Vous me séduisez puis vous me terrifiez sans arrêt.
– Je ne comprends pas.
– Vous ne comprenez pas? C'est toujours le même manège. Vous m'angoissez, me traumatisez, je ne sais sur quel pied danser, je vous souris poliment quand vous tentez de m'égayer au cours d'une explication en barbouillant de votre plume, abondamment garnie d'encre, le nez d'un magot en porcelaine qui décore votre encrier, n'osant croire alors que vous puissiez ne pas toujours être sur le point d'entrer en fureur . Et le redoutant, alors que vous êtes juste avant plein de gaîtés. Vous m'initiez aux mécanismes de la poésie latine, aux lois de Boileau, je suis admiratif, je suis suspendu à vos lèvres, puis vous brisez cela quand je me trompe en tonitruant par des «Vous voulez que je vous envoie à la... à la...»
– Arthur, vous savez bien que ce n'est pas sérieux. Vous ne croyez tout de même pas que je suis capable de vous envoyer à la gui... Ha! Ha! Ha!
– Ça vous fait rire. Mais je suis sérieux, Monsieur.
– Moi aussi. Je vous demande pardon, Arthur. Soyez tranquille. Je ne dirai plus cela. Et aussi je me modérerai à l'avenir. Soyez moins timide. Vous êtes exceptionnel, Arthur.
– Oh. Merci. Je vous pardonne.
…....................................................

«La gueule du requin – ou de la baleine – me libère. Je vois le mannequin sourire.
«Je sors. Je crois avoir rêvé. J'emportais avec moi un autre sourire. Je l'ai laissé à la porte. Je fais encore la tronche. La tronche à machin... Et machine, elle est où? Juliette...
«Un homme de l'autre côté du trottoir me croise sous son parapluie et me hèle:
Salut, Arthur!
«Je crois vaguement le reconnaître. N'est-ce pas lui qui m'appelait Rimbaud?
«Je me tais et lève le bras pour répondre. Malgré que j'ai envie de lui dire: «Ta gueule, moi c'est Paul». J'aurais préféré rencontrer Juliette. Elle aurait pu m'appeler Arthur, si ça lui chantait. Je ne chante pas sous la pluie de mon coeur.
«Oui, et maintenant, il pleut des cordes. Cela me faisait penser à ce début d'une ancienne chanson. «Il pleut des cordes sur ma guitare. Moi qui n'en ai besoin que de six...» – Ma guitare! Je l'avais au moins comme compagne. N'aurait-elle pu me consoler?

«Je suis au Service municipal – intérêt et principal – de la Culture!
«Pourquoi suis-je entré ici?
«Au bureau un homme. Moustaches militaires.
– Père?
– Appelle-moi papa.
– Papa? Je t'ai cherché partout.
– Me voilà. Heureux de te voir, mon fils.
– Et moi donc, papa!
– Pardon pour...
– Oh. C'est rien. T'avais la bougeotte, c'est tout. Et moi aussi...
– Ouais. Sauf que toi avec ta poésie et ta vie, t'es resté dans les mémoires, t'es entré dans les coeurs d'un bon nombre de passionnés...
– Position pas confortable.
– Peut-être. En attendant, la réputation de «L'Ardenne, terre de soldats, non de poètes», c'est fini! Et de mes médailles et ma distinction de Chevalier de Légion d'Honneur pour mes «services rendus à la Nation», mes livres d'un bien plus gros volume que tes œuvres et ta correspondance... rien n'est resté que cet honneur de me voir nommé comme père du grand Arthur Rimbaud! – on ne me connaît que par procuration! Et de moi l'Absent, on n'a aucun portrait de moi!
– Désolé, papa.
– Oh, ne le sois pas. Les voies de Dieu sont impénétrables. Et puis, j'ai vu qu'au moins ma traduction du Coran n'aura pas été lettre morte pour toi.
– Dis, papa, toi tu es devenu musulman?
…..................................................................
«Brouillard. Trou noir.

 

 

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Rimbaud passion
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