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Rimbaud passion
24 janvier 2023

Lettre à B F

Bonjour F,

Merci pour la qualité de votre travail. Je voulais vous partager par exemple Le Bateau ivre ( https://youtu.be/_WuGPmvHxng ) interprété par un auteur-compositeur-interprète, Aube de l'Etoile, dans la chanson le seul représentant actuel de ce poème qu'on peut qualifier la première de ses illuminations, sauf qu'en alexandrins, – ceci en réponse à vos propos.

Les Illuminations, oui, oui, oui, c'est un peu à Rimbaud ce que l'Hammerklavier est à Beethoven, mais doit-on pour autant dénigrer l'éclatante 5ème Symphonie et donc Le Bateau ivre? Et puis ce que vous désignez scolarités rabattues c'est de la manne pour le troubadour des temps modernes, les Illuminations pas. Ce hors-champs scolaire se situe hors chant malgré la belle tentative de Benjamin Britten, ses compositions chantées, aux mots pour la plupart inaudibles, indécodables par l'oreille, le chant opératique étant à peu près au chant (niveau compéhension uniquement– heureusement!) ce qu'aux médecins sont les ordonnances..., mais des pairs bien plus connus qu'Aube de l'Etoile font guère mieux en matière d'audibilité... non pas tant par prononciation glougloutesque, – par couverture des instruments. Être au service du texte, montrer (encore une fois, et on espère mieux que jamais) que Rimbaud ça se chante (même à capella) ou se déclame aussi en musique, donnant au poème assimilé par l'apprentissage « par coeur », en le cœur, l'esprit, le corps, la voix enfin, une autre dimension propre à faire chatoyer l'âme, en orbite des origines de la poésie, qui comme vous le savez était chantée, la musique tour à tour précédant les mots, ou les mots précédant la musique, mais en tout rejoignant les  «poètes improvisateurs » de Rimbaud qui nota cela à propos des Ogadines en son rapport (en fait d'un autre, mais plausible que superviseur il ait ajouté cela, sa patte par cette touche au moins), – bref ! voilà ce qu'a voulu l'artiste que j'ose vous présenter ici.

Et pour finir, voici Le Bateau ivre mis en prose qui reste versifiante malgré tout. Première de ses Illuminations, l'y arrimant par ses images charriées à grand voile sur la grève, délirantes, pleines de visions, par l'ivresse du verbe pas bateau mais tanguant comme lui, le Bateau, – celui du Voyage de Baudelaire génialement alchimisé par ses lectures (d'un Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne entre autres, d'un poème source de Nodier ou tel d'Hugo), mais bateau qui raconte et qui donne voix au poète, les deux voix se confondant pour chanter le « poème de la mer », mais qui fait naufrage dans une triste flache ardennaise..., réduit à un bateau frêle d'enfant – en papier, – « flache » toujours là en face de la maison de Roche – une mare – où il écrit sa Saison en enfer à laquelle certaines pièces des Illuminations s'affilient, écrites dans le même temps, – donc Le Bateau ivre, poème source, qui conduit aux poèmes désillusionnés en vers libres de 1872 et qui s'achève par deux chefs-d'oeuvre de proses poétiques, Une Saison en enfer (1873) et Les Illuminations (dont les dernières pièces dateraient de 1875, 1877 au plus tard) – clôturant le bal littéraire par le silence. On égrène sans cesse notre chapelet Rimbaud, notre « chapelet d'amour » sur ses « pâles vertèbres » (humoriserait-il un peu noir, mais bon enfant), enfin sa légende personnelle comme dirait l'autre, – mais voici :

 

Le Bateau ivre

 

Comme je descendais des fleuves impassibles, je ne me sentis plus guidé par les haleurs. Des peaux rouges criards les avaient pris pour cible, les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. J'étais insoucieux de tous les équipages, porteurs de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, les fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées, moi l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants, je courus ! Et les Péninsules démarrées n'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres, l’eau verte pénétra ma coque de sapin, et des taches de vins bleus et des vomissures me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème de la Mer, infusé d’astres, et lactescent, dévorant les azurs verts où, flottaison blême et ravie, un noyé pensif parfois descend, où, teignant tout à coup les bleuités, délires et rhythmes lents sous les rutilements du jour, plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes, et les ressacs et les courants : je sais le soir, l’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, illuminant de longs figements violets, pareils à des acteurs de drames très antiques, les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs, la circulation des sèves inouïes, et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries hystériques, la houle à l’assaut des récifs, sans songer que les pieds lumineux des Maries pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux d’hommes ! des arcs-en-ciel tendus comme des brides, sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses où pourrit dans les joncs tout un léviathan ! des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! échouages hideux au fond des golfes bruns où les serpents géants dévorés des punaises choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. – Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, la mer dont le sanglot faisait mon roulis doux montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes, et je restais, ainsi qu’une femme à genoux… , presque île, ballottant sur mes bords les querelles et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, – moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses n’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau, – libre, fumant, monté de brumes violettes, – moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur qui porte, confiture exquise aux bons poètes, des lichens de soleil et des morves d’azur, – qui courais, taché de lunules électriques, planche folle, escorté des hippocampes noirs, quand les juillets faisaient crouler à coups de triques les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs, – moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, fileur éternel des immobilités bleues, – je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : l’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache noire et froide où vers le crépuscule embaumé un enfant accroupi plein de tristesse, lâche un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, enlever leur sillage aux porteurs de cotons, ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, ni nager sous les yeux horribles des pontons.

 

 Mais qui soupçonnerait qu'à la guitare, à la voix et à l'harmonica, faisant par celui-ci et pour la première fois honneur aux « soupir d'harmonica qui pourrait délirer » (Les Chercheuses de poux), ce poème prenne cette dimension encore autre que toutes celles connues dans le domaine de la chanson (et elles sont peu nombreuses par rapport aux lectures ou « ditures » – car dire est autre chose que lire). On pense à celle de Léo Ferré. Insurpassable ? Ce n'est pas le but, celui-ci est de faire du Bateau ivre une autre lecture (notamment par les images de la vidéo), et si l'on en croit un commentaire, celle de Aube de l'Etoile est magistralement rimbaldienne. En tout cas elle est objectivement plus proche de l'original, ne prenant pas comme Léo Ferré le premier quatrain comme leitmotiv. Aube de l'Etoile réincarnation d'Arthur Rimbaud ? En tout cas, tel il fut appelé par des Carolos en 2010, lorsqu'il alla sur les traces du poète et qui suffit pour titrer un double album de chansons sur 22 poèmes de Rimbaud « Rimbaud par « Rimbaud » ». En ce temps là, il n'avait pas pris ce nom de scène, mais il ramena de la matière qui devint son roman Paul au pays de Rimbaud et Juliette, racontant comment il se crut la réincarnation du poète, comme une révélation dans ses longs pleurs sur sa tombe. Le ridicule ne tue pas (la preuve!), et quand il produit quelque chose comme ça, que dire autre que : « Merci Ridicule ! » ? Et si ce ridicule couvre quelque prétention, alors : « Merci Prétention ! »

Ce projet né en 2010 a été achevé en 2021 grâce au confinement. Alors surtout – pas merci Covid, on ne peut aller jusque-là (quoiqu'on dise « un mal pour un bien », la postérité avec recul le verra un jour peut-être mieux que nous), mais puisqu'il a profité à maints artistes, dont Aube de l'Etoile : – Merci Confinement !

 Bel et bien bonnement à vous. 

 

                                                                                                                                                      S Gentil

 

 

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