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Rimbaud passion
10 février 2015

Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur (nouvelle version) Sixième chapitre Bis

 

 

D'une plongée dans la vie d'Arthur Rimbaud à une révélation personnelle d'Arthur Belpomme

 

VI BIS

 

 

Le commissaire donc embraya de la sorte  :

    • La plupart des gens ont, j'en suis sûr, une idée erronée de Rimbaud. Ils en ont une image d'Épinal. J'ai rencontré une fois une femme professeur de français à qui j'exprimais ma passion. Je lui expliquais comment Rimbaud, après s'être cru comme Dieu – au lieu d'intégrer sa parcelle divine et d'être humble, d'accepter sa condition humaine – en était venu à se rendre à la terre. La fin de Une Saison en enfer l'exprimait: "posséder la vérité dans une âme et un corps" plutôt que de vouloir par des pouvoirs magiques échapper à cette condition christique qui supposait de porter sa croix dans sa dimension verticale et horizontale.

«  En fait, mon auditrice, catholique de surcroît, était pressée de savoir la fin, ce qu'il était devenu après avoir quitté la littérature. Je lui dis qu'après avoir cherché à enseigner le français à l'étranger, la vie l'emmena en Orient où il devint, par la force des choses – n'ayant rien d'autre comme travail – trafiquant d'armes. Elle fut quasiment choquée, très fortement surprise, elle eut un geste de recul. Elle faisait sans doute étudier Ma Bohème de Rimbaud, l'image du doux rêveur communicant avec sa muse, le génie poétique représenté par un adolescent de 16 ans. Bien que cinéphile, elle n'avait sans doute pas vu le film "L'homme aux semelles de vent" traitant de sa seconde vie, celle d'un "Rimbaud salaud".

«  Trafiquant d'armes! Quelle bassesse dans une âme si grande! Bref, j'ai eu beau dire à cette femme pour rattraper le coup qu'il avait là-bas une très bonne réputation pour son humanité, son honnêteté, l'aide qu'il apportait aux autochtones, sa compassion qui est l'une de ses plus grandes qualités; j'ai eu beau essayer de lui faire comprendre que tel avait été son destin, qu'il avait accepté, ayant accepté enfin le monde tel qu'il était, je venais d'effondrer sa vision de Rimbaud.

«  Et je ne lui ai pas parlé, heureusement  ! du supposé trafic d'esclaves, que l'on sait aujourd'hui improbable, appuyant la parole de Rimbaud aux siens dans sa lettre de Tadjoura datée du 3 décembre 1885, qui ne cachant pas que   le commerce du lieu est le trafic d'esclaves, écrit plus bas  : «  N  'Allez pas croire que je sois devenu marchand d'esclaves. Les marchandises que nous importons sont des fusils  ». Mais on aurait pu imaginer dans le cas contraire qu'il achetait des femmes pour les libérer, ce qui serait conforme à ses paroles dans la seconde lettre du Voyant  : «  Quand sera brisé l'infini servage de la femme  » et celle de la fin d'Une Saison en enfer disant prémonitoirement  : «  J'ai vu l'enfer des femmes là-bas... Je n'ai pas non plus parlé à la professeure de sa grande période de déchéance, celle où il travaille à rendre son âme affreuse, qui le mènera au dégoût de lui-même et des autres, à une impasse et une rupture avec son passé. La poésie y était si étroitement liée qu'il l'abandonnera, après cette terrible initiation vécue avec Verlaine, alcoolique, pot de colle, poète plaintif et sentimental.

 

    • Quelle dureté  ! C'est aussi un homme hyper-sensible et un grand poète  ! s'enflamma Paul.

    • Ai-je dit le contraire? rétorqua le commissaire. Je te donne l'image qu'Arthur finira par avoir de lui, lui le tyrannique, lui lui l'  «  époux infernal  » de sa «  vierge folle  » au point qu'il aurait planté un jour un couteau dans sa main, pour le punir de ne pouvoir choisir entre lui et sa femme...

    • Cela me fait penser à un film.

    • Ah  ! Je l'attendais  ! Tu veux parler de Totale éclipse – Rimbaud-Verlaine. Il a mauvaise réputation parmi les rimbaldiens et verlainiens. Les uns reprocheront de donner l'image d'un Rimbaud tyrannique et cruel, les autres de donner l'image d'un Verlaine particulièrement faible. D'un côté comme de l'autre  , on pourra enfin reprocher des inexactitudes comme le fait qu'on ne montre pas la mère de Verlaine qui était présente lors du drame de Bruxelles, venue à la rescousse de son fils menaçant de se suicider. Et toi, ton verdict?

    • J'ai été conquis. La scène de la fin entre Verlaine et Rimbaud m'a fait pleurer.

    • Un acte thérapeutique – le coup de grâce, celui du pardon  ! Celui de l'Amour  ! Il y a aussi un fabuleux écho entre le coup de couteau dans la main de Verlaine, et la balle tirée dans le poignet gauche de Rimbaud. C'est comme qui dirait  pour ainsi dire un «  instant karma  ». Ce film illustre bien leur relation et les méfaits de la possessivité.

    • Et aussi l'essentiel de sa seconde vie et l'époque de crise d'Une Saison en enfer transformant son auteur. Et leur homosexualité est bien traduite, notamment avec Verlaine au tribunal.

    • À qui on ausculte le trou de balle...

Ils s'esclaffèrent tous deux, et de plus belle lorsque Arthur Rimbaud dit par l'intermédiaire de la bouche du commissaire  : «  On remarque surtout des singularités qu'il faut voir à la loupe  », citant par là son poème Vénus anadyomène finissant par un «  ulcère à l'anus  »... Puis, reprenant leur sérieux, Paul dit:

    • Mais veux-tu dire alors que Rimbaud quitte la poésie à cause de Verlaine?

    • Il est certain que leur histoire fut décisive. Rimbaud était un génie précoce, fragile par sa précocité même. Mais sans l'amour fulgurant et finalement destructeur avec son aîné, Rimbaud n'aurait pas trouvé sa forme et Verlaine n'aurait pas trouvé son fond; Rimbaud n'aurait pas écrit ses vers de 1872, les poèmes en prose des Illuminations, ni Une Saison en enfer. Verlaine n'aurait pas écrit beaucoup de ses plus beaux poèmes comme celui qui commence par «  Il pleut sur mon coeur comme il pleut sur la ville  », inspiré directement par Rimbaud qu'il cite pour la première fois dans son épigraphe: «  Il pleut doucement sur la ville.  Arthur Rimbaud.  »  Il n'aurait pas non plus écrit, longtemps après leur séparation, les Poètes maudits, ni ses récits autobiographiques que sont Mes prisons et Mes hôpitaux. Durant leur aventure commune, ils se sont stimulés, influencés mutuellement. Il y avait une émulation, même si Rimbaud exerce une fascination et une domination sur Verlaine, explicite dans le film.

- Cela m'intéresse au plus haut point pour mon livre sur Verlaine, dit Paul avec enthousiasme, oubliant même que son livre était un alibi, un subterfuge, tant il se sentait en cet instant «  verlainien  » ou amoureux de lui. – Ne pas parler de Rimbaud est impossible, ajouta t-il.

- Évident comme 1+1=2, approuva Arthur, se réjouissant de le voir Paul «  au taquet  » lorsqu'il dit  :

- Tu peux me rappeler comment débute leur aventure?

Ce à quoi Arthur répondit allègrement  :

- Bien volontiers, mon cher ami  ! La rencontre avec Verlaine, marié alors, eut lieu en septembre 1871 après la composition du Bateau ivre. Ce chef-d'oeuvre composé – fait extraordinaire – sans avoir vu la mer, avait été incompris à Paris. Rimbaud en attendait beaucoup malgré son angoisse. Cela aussi avait été une initiation: meurtri, Rimbaud sut désormais qu'il avait raison, il ne devait attendre nulle reconnaissance et tracer sa route. Ce poème avait été le point culminant de sa poésie, de l'alchimie à laquelle il voulait parvenir. Après le Bateau ivre, il ne composera plus en vers classiques – nouvelle rupture.

«  La rencontre avec la famille de Verlaine fut désastreuse, le crasseux et pouilleux avait été intégré par Verlaine en tant que nouveau génie poétique à cette famille bourgeoise protectrice des Lettres. La femme de Verlaine haïra ce vaurien venu pervertir son mari qui lui avait promis d'être sobre et sage, un époux digne de sa famille, les Mauté... La honte et l'indignation furent d'autant plus forte que Verlaine et Rimbaud affichèrent sans ambages leur homosexualité. Leur relation dégénéra de plus en plus après la période d'extase qui est le produit de deux âmes soeurs se rencontrant.

- Mais l'alcool et la drogue ne sont-ils pas la cause principale de cette dégénérescence? demanda Paul.

- J'y viens, j'y viens... Dès novembre 1871, en effet, Rimbaud avait dû avoir sa première expérience avec la drogue. C'est écrit nulle part dans son oeuvre, mais c'est évident, malgré les dénégations de sa soeur Isabelle. Bref, je ne m'étendrai pas sur ce sujet épineux et à polémique où se mêle beaucoup de l'ego des rimbaldiens. Le fait est que Rimbaud se montrera de plus en plus brutal, se moquant sans cesse de cette chiffe molle qui voulait se raccrocher à une vie respectable avec sa femme. Verlaine était de plus en plus étouffant, possessif, exaspérant au possible. Imagine le cercle vicieux et infernal qui s'était formé effectivement sous l'emprise de la drogue et de l'alcool: Rimbaud battait Verlaine – Verlaine ensuite allait battre sa femme.

- Ça déménage!

- Oui, sacré ménage!

Ils rirent puis le commissaire reprit:

- Connais-tu le coup de la main?

- Euh...Non.

- Une fois, dans un café, Rimbaud demanda à Verlaine de poser ses mains sur la table...

Paul écarquilla les yeux, se demandant si le commissaire n'avait pas des trous de mémoire ponctuels, mais le couper dans son élan, c'eut été, à ce moment-là, il le sentit, comme de faire un coup de pied dans l'eau. Aussi fit-il comme si ils en avaient pas parlé et répondit  fraîchement:

- Ah oui! J'ai vu le film Rimbaud-Verlaine. Rimbaud dit qu'il voulait faire une expérience. Verlaine se retrouva avec la main tailladée et quitta le café en hurlant.

- Pourtant on peut douter de la véracité de ce témoignage, releva le commissaire. Rimbaud se plaisait à inventer même des crimes, à les décrire devant les bourgeois outrés qu'il détestait. Ce cerveau habitué à l'austérité et à la vie routinière, monotone depuis son enfance était capable de tout inventer pour échapper à l'ennui. Les livres qui étaient sa seule évasion avaient éveillé son imagination à un très haut degré. À dix ans, il aurait écrit des voyages fabuleux dans des contrées inconnues.

- Mais, dis-moi commissaire, Une Saison en enfer a-t-elle un rapport avec Verlaine? Rimbaud l'évoque-t-il vraiment oui ou non? demanda Paul qui voulait ramener le commissaire au sujet qui l'intéressait.

Celui-ci sourit et répondit avec plaisir :

- En effet, je crois que Rimbaud parle de son aventure avec Verlaine avec une rare lucidité et en un non moins rare sens de l'auto-critique dans Une Saison en enfer. La section intitulée «  Délires I  » est divisée en deux parties: "L'époux infernal", qui est lui-même et la "Vierge folle", Verlaine. Bien que certains exégètes ne parlent que d'un dialogue du poète avec lui même, ce qui est aussi vrai, on peut le mettre en rapport avec l'histoire tragique entre les deux poètes.

- On n'y trouve pourtant nulle trace du coup de pistolet de Verlaine, s'étonna Paul.

- C'est vrai et cela ne prouve pas le contraire, tout comme la drogue. L'oeuvre ne dit pas tout. Mais nous non plus, nous ne nous attarderons pas sur ce coup de pistolet de Verlaine à Bruxelles en juillet 1873, blessant le poignet gauche de Rimbaud... Rimbaud écrivait alors Une Saison en enfer. Le bilan était en cours, l'appel par la suite de Verlaine se disant malade et auquel répondit Rimbaud en quittant les Ardennes pour le rejoindre en Belgique ne fera que le compléter. Ensuite, Rimbaud fit table rase de son passé.

- Il n'a donc plus écrit après 1873?

- Mais si. Il n'en avait pas fini avec la littérature pour autant comme certains le prétendent. Il en avait fini avec la poésie alchimique, visionnaire, voyante qu'il avait poursuivie dans des vers libres et des poèmes en prose. La partie de ses Illuminations qui porte la marque de son spiritualisme date d'avant Une Saison en enfer. D'autres sont postérieures et cadrent avec une vision matérialiste du monde.

- Peut-on en déduire que l'initiation par Charles Bretagne, l'ésotériste a échouée? demanda Paul.

- J'ai peut-être exagéré le rôle de Charles Bretagne en tant qu'initiateur. Finalement, la véritable initiation, il l'a vécue avec Une Saison en enfer. Il s'était enfermé dans un grenier à Roche, la ferme appartenant à sa famille du côté de sa mère. On sait d'après le journal de sa soeur Vitalie qu'il refusait d'aider sa famille aux travaux agricoles intenses en cette chaude période de l'été: lui vivait des visions terribles. Il était alors dans une période de désintoxication selon toute apparence, refusant de manger, dormant peu, angoissé, gémissant.

«  C'est après ce passage douloureux qu'il sera un nouvel homme et ses relations avec sa famille s'en trouveront apaisées. Cette oeuvre l'a rendu à la terre. Chez les alchimistes la descente en enfer symbolise l'introspection. C'est une expérience terrifiante et qui présente le danger psychologique d'une dissolution complète de la personnalité. Une Saison en enfer est le récit d'une telle descente dans les profondeurs de l'être, et il y avait un réel danger que Rimbaud surmonta. Selon les alchimistes, le philosophe hermétique opère cette introspection en tant que "rédempteur". Tel était en effet le projet de Rimbaud. La spécialiste Enid Starkie a eu raison de mettre l'accent sur cette correspondance, car on ne peut comprendre Rimbaud sans l'Alchimie.

- Voyelles! Ah! Je vois! s'exclama Paul.

-Tout à fait, le poème Voyelles porte en lui toutes les phases du processus alchimique, mais d'autres poèmes en vers libres de 1872 comme la Chanson de la plus haute tour, des poèmes des Illuminations comme "Matinée d'ivresse", "Génie", "A une raison" ne peuvent honnêtement être compris sans cette lumière de l'Alchimie; de plus l'une des sections d'Une Saison en enfer s'intitule "Délires II – alchimie du verbe."

 

Le commissaire Belpomme marqua un silence et ajouta:

- Il est émouvant de constater qu'elle fut la seule oeuvre qu'il tint à publier, que sa mère la lut avant même sa publication et lui demanda stupéfaite ce que cela voulait dire... Bon, je propose une petite pause pomme, ça te dit?

 

    • Une PPP? répondit Paul avec esprit. Pourquoi pas  !

Le commissaire Belpomme tendit à Paul comme par enchantement une pomme et en sortit une autre pour lui. Ils humèrent chacun la leur et commencèrent la dégustation.

    • Et que Rimbaud répondit à sa mère? plaisanta Paul, "Une petite pause Pomme?"

Le commissaire Belpomme dont les commissures des lèvres jutaient, rit et répondit en citant Rimbaud:

    • "Ça dit ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens."

    • Cela me fait vaguement penser à quelque chose... commenta Paul. Avec Rimbaud, on part sans cesse à la pêche ou à la chasse! D'ailleurs, n'a-t-il pas écrit un poème avec ce dernier titre? Verlaine en parle comme de son plus grand et il me semble que l'inspiration de Rimbaud évoluait alors dans une recherche radicale et un combat intérieur presque mythologique?

    • C'est étonnant ce que tu me dis là, Paul. La Chasse spirituelle que tu évoques est ce long poème perdu que tout rimbaldien rêve de découvrir. Il y eut même un faux qui circula dans les années quarante, créé de toute pièce par deux amis. Et c'est un poète anglais, Francis Thomson, qui écrivit le poème The Hound of Heaven correspondant le plus à ce que pouvait être La Chasse spirituelle de Rimbaud. Ce titre évocateur cristallise le sens qu'avait la poésie pour lui. Sa démarche était spirituelle et la poésie était un moyen pour parvenir à l'Illumination. Mais tu as raison, ce titre nous met aussi sur la piste d'une correspondance biblique.

«  Rimbaud s'est confronté à plusieurs mythes, celui de Prométhée et de Faust, on l'a vu, mais aussi à celui de Nimrod, ce roi légendaire de Koush. Or ce pays a été assimilé à l'Éthiopie dans la traduction de la Septante. Quant à Nimrod, il signifie "rebelle" et il était grand chasseur face à l'Éternel. Certains traduisent "contre l'Éternel". De fait, il est le roi et fondateur du premier empire après le déluge universel. Notons au passage que Rimbaud intitula un de ses poèmes des Illuminations "Après le déluge". Nimrod est grand chasseur non seulement de gibier mais de territoires, en tant que conquérant; ainsi il conquit l'Assyrie. Mais il est surtout célèbre pour avoir fait bâtir une tour qui atteindrait les cieux.

- La fameuse tour de Babel, précisa Paul.

  • Exact, poursuivit le commissaire. Nimrod commença l'implantation de son empire par Babel. Ce nom, à l'origine de la future Babylone signifie "confusion". Mais Babel a une origine peut-être plus lointaine, avant la confusion du langage, cette punition de Dieu qui dispersa les hommes sur toute la terre: c'est la "Porte de Dieu". Cette porte, Rimbaud a essayé de la franchir et il a été rendu à la terre, humilié. Humilié dans le sens du mot "humain": humus. Il ne pouvait plus prétendre être l'égal de Dieu.

  • Mais peut-être l'élu de Dieu? interrogea Paul.

- Comme une sorte de chaman, cet homme élu pour servir de lien entre la terre et le monde des esprits. Les patriarches d'autrefois aussi étaient peut-être des chamans. Après Nimrod et sa tour vouée à l'échec, pensons à l'échelle de Jacob, elle lui permet d'atteindre le ciel mais sans orgueil; il accède à la communication avec Dieu dans l'humilité, par un rêve. Une Saison en enfer représente d'une certaine façon la lutte de Jacob avec l'ange racontée dans La Genèse. Toute une nuit, il persévéra, il reçut de Dieu le nom Israël qui signifie "celui qui lutte (ou persévère) avec Dieu" ou "Dieu lutte". Au cours de cette lutte l'ange toucha Jacob à la hanche, de sorte qu'il fut boiteux le restant de ses jours. Cela devait lui enseigner l'humilité, car son infirmité lui rappelait sans cesse que sa prospérité – promise après la vision de l'échelle – venait de Dieu. Comment ne pas penser à Rimbaud les derniers mois de sa vie!

«  En tant que "celui qui crée", ou que "personne manifestant une puissance créatrice", Rimbaud s'était d'abord assimilé à Dieu. Mais se rendant compte que Dieu était la source de toute création, Rimbaud renonça à l'idéal d'être un démiurge qui serait capable de sauver le monde. Mais il sauva son âme – sa peau, on peut même dire – à l'issue de son combat intérieur. Il en vint à une solution radicale qui lui fit écrire : "l'art est une sottise". Il abandonna alors ce pour quoi il avait vécu trois années intenses, ce qui l'avait aidé à vivre, ce qui l'avait poussé au paroxysme de ce qu'il pouvait écrire et vivre.

- C'est là qu'il a cessé d'écrire de la poésie? demanda Paul.

  • Pas tout à fait, répondit Arthur Belpomme, enchanté de constater l'intérêt de son auditeur. Il en écrivit encore pendant deux ans, mais une poésie plus matérielle, où se lit aussi la compassion qu'il avait des hommes. Puis il s'arrêta. Ses seuls écrits connus ensuite sont ses nombreuses lettres à sa mère où à ses associés du Harar ainsi que des rapports de voyages. Ainsi il foula des terres inconnues, chez les Ogadines dans le Harar et en fit un grand reportage destiné à l'ancêtre du National Géographic. Il y parla de cette tribu toujours en guerre avec les autres tribus et entre ses membres qui ont aussi leurs lettrés: des poètes improvisateurs. Je t'en ai déjà soufflé mot, il me semble.

  • Oui, affirma son interlocuteur qui ne perdait goutte de ses paroles.

«  Il est donc possible, continua le commissaire, qu'Arthur Rimbaud réécrivit de la poésie en Abyssinie, que le contact du désert et de ces poètes lui redonnèrent une inspiration nouvelle. Je fantasme quant à moi sur des poèmes écrits en amharique ou en arabe – il lisait le Coran et avait appris l'arabe –, d'autres en français, tant il est vrai qu'il a survécu là-bas en partie grâce à cette racine qui lui restait dans l'exil et qu'il utilisa avec abondance au moins dans ses lettres.

  • Tu dis que tu fantasmes sur ces poèmes, mais il me semble en avoir entendu parler, dit Paul.

  • Probablement par la soeur d'Arthur, Isabelle qui en fut le témoin. Elle entendit de la bouche de son frère revenu au pays natal mais encore là-bas en esprit, des paroles poétiques improvisées, – poèmes, peut-on dire, et qui selon elle étaient d'une inspiration proche des Illuminations mais plus beaux encore. Elle écrivit: "On peut sans crainte faire entrer, dans la relation de ses derniers jours, extases, miracles, surnaturel et merveilleux, on restera toujours au-dessous de la vérité."! Et aussi controversé soit-il, le témoignage "catholique" de sa soeur est incontournable. Elle voulut honorer la mémoire de l'homme en remettant à sa juste place et dans une perspective agrandie l'épisode littéraire de sa jeunesse. Il faut lire au minimum ses lettres, au maximum "Rimbaud mourant". Tout y est.

  • Il n'y a pas d'autres témoignages? demanda Paul.

- Tu es devenu insatiable! se réjouit le commissaire. Rimbaud avait en effet conservé dans sa valise une lettre du directeur de La France Moderne qui l'appelle "cher poète" et le réclame comme "chef de l'école décadente et symboliste ". Des hommes de lettres avaient manifestement découvert sa présence en Abyssinie.

«  Mais je reviens au récit de sa soeur qui parle si bien de l'homme-poète. Elle écrit :

"Jusqu'à sa mort il reste surhumainement bon et charitable; il recommande les missionnaires du Harar, les pauvres, ses serviteurs de là-bas; il distribue son avoir: ceci à un tel, cela à tel autre, "si Dieu veut que je meure!" "Il demande qu'on prie pour lui et répète en chaque instant: "Allah Kerim, Allah Kerim!" (La volonté de Dieu, c'est la volonté de Dieu, qu'elle soit!)

  "Par moment il est voyant, prophète, son ouïe acquiert une étrange acuité. Sans perdre un instant connaissance (j'en suis certaine), il a de merveilleuses visions": il voit des colonnes d'améthystes, des anges, marbres et bois, des végétations et des paysages d'une beauté inconnue, et pour dépeindre ces sensations il emploie des expressions d'un charme pénétrant et bizarre...

"Quelques semaines après sa mort je tressaillais de surprise et d'émotion en lisant pour la première fois les Illuminations. Je venais de reconnaître, entre ces musiques de rêve et les sensations éprouvées et exprimées par l'auteur à ses derniers jours, un frappante similitude d'expression, avec en plus et mieux dans les ultimes expansions quelque chose d'infiniment attendri et un profond sentiment religieux.

"  Je crois que la poésie faisait partie de la nature même de Arthur Rimbaud; que jusqu'à sa mort et à tous les moments de sa vie le sens poétique ne l'a pas abandonné un instant.

"  Je crois aussi qu'il s'est contraint à renoncer à la littérature pour des raisons supérieures, par scrupule de conscience: parce qu'il a jugé que "c'était mal" et qu'il ne voulait pas y "perdre son âme"."

«  Voilà qui suffit du témoignage d'Isabelle. Pour moi, les poèmes improvisés de Rimbaud sur son lit de mort ont pris du corps comme on peut le dire d'un vin.

 

Paul rêvait en regardant le portrait, lui aussi en quelque sorte avait pris du corps par la magie du récit du commissaire qui avait plongé son auditeur en plein désert. Paul cheminait avec un homme qui s'était mis aux galères ou qui y avait été mis par la vie.

Arthur Belpomme, prêtant sa voix à Arthur Rimbaud, cita "Adieu" d'Une Saison en enfer et "Génie" des Illuminations. Et ces vers résonnèrent d'une façon toute particulière pour Paul:

 

"... il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps."

"Oh lui et nous!... suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour."

 

Même une fois dans son lit de la chambre d'ami, cela lui revint:

"...posséder la vérité dans une âme et un corps."

"...ses vues, ses souffles, son corps, son jour.

" ... une âme et un corps...

"Son jour..."

 

Et ce fut ainsi qu'il plongea dans le sommeil.

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