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Rimbaud passion
9 février 2015

Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur (nouvelle version) Septième chapitre

 VII

 

Arthur Belpomme et Paul s'étaient quittés sans un mot la veille au soir. Juste un regard intense qui avait pris un caractère sacré au coeur du halo de lumière créé par les bougies.

Au petit matin, Paul se trouva dans un état de flottement que le lecteur éprouve peut-être avec lui, car, à la fin, c'est bien beau cette passionnante virée dans la relation entre Rimbaud et Verlaine , puis dans le second Rimbaud, mais où cela menait-il  ? Est-ce qu'Arthur Belpomme le savait  ?

N'empêche que son auditeur actif était resté sur une forte impression, et stimulé, il interrogea les oeuvres et la vie d'Arthur Rimbaud à la lumière notamment des témoignages de sa famille.

Il lut ainsi dans les oeuvres complètes, prêtées par le commissaire, quelques passages tirés des témoignages d'Isabelle sur son frère, et il tomba sur celui-ci dont son hôte lui avait fait part: "au Harar, pays qu'il a passionnément aimé, les indigènes l'appelaient le Saint."

Était-ce une projection de cette fervente catholique – comme sa mère – qui prétendait que Rimbaud avait retrouvé la foi de son enfance sur son lit de mort? Sur ce point il y avait beaucoup à dire. Paul lut et relu dans la  lettre d'Isabelle à Paterne Berrichon: «  Quant à la religion (et c'est là que j'insiste)  , s'il fut éclectique pendant longtemps, il est mort catholique pratiquant.  » Etc. – Sans doute le point le plus controversé parmi les rimbaldiens. Bien avant que le poète Paul Claudel devenu catholique par une vision dans une église y croit dur comme fer, le meilleur ami de Rimbaud – Ernest Delahaye se ralliait à sa parole et voyait dans Une Saison en enfer une «  conversion ébauchée, suspendue.  »

D'autres disaient que Rimbaud avait embrassé le Coran – ce don on pouvait douter –, qu'il aurait même fait des conférences dessus – ce qui est plus probable.

Ce qui est certain, c'est qu'Arthur demanda à sa famille de lui en envoyer une traduction, et la meilleure  ! avec le texte arabe en regard si possible.

Quoi qu'il en soit, Paul ne pouvait être qu'interpellé par le fait qu'Arthur Rimbaud se retrouva dans un pays où, avait-il noté, «  la population est chrétienne et hospitalière  ». En effet, l'Éthiopie, en son temps Abyssinie et qui devint sa patrie de coeur, affectionnée notamment par son climat «  délicieux  » (comparé à la fournaise d'Aden qu'il exécrait), est très majoritairement chrétienne depuis fort longtemps, et même le deuxième plus ancien pays chrétien. Cette tradition chrétienne, orthodoxe, a la particularité d'être très ancrée dans l'Ancien testament qui relève plutôt de la tradition juive. En particulier, ses souverains se revendiquent les descendants de Salomon et de la reine de Saba. Et ils sont même les détenteurs de l'Arche d'Alliance, nommée dans la tradition éthiopienne «  Tabot sacré  », conservée dans une chapelle à Aksoum. L'histoire de Salomon et de la reine de Saba est bien sûr à la source de cette croyance. Aussi, dans chaque église éthiopienne, se trouve un tabot ou copie de l'original. Ce trait est totalement original dans la Chrétienté et typique de la foi orthodoxe des éthiopiens. Les rois éthiopiens, fils de Salomon, gardent ce Tabot sacré précieusement et le roi Ménélik II que côtoya de près Rimbaud, l'utilisera cinq ans après sa mort pour combattre les italiens. Bref, ce Tabot, cette Arche d'alliance, est le centre de la foi dans ce pays, et pour certains, le symbolisme de l'Arche d'alliance et de la Pierre Philosophale serait liés.

Il y avait un témoignage d'Isabelle – la personne de sa famille à qui, on ne peut pas en douter, il se confia le plus, notamment sur «  sa vie en Orient  » qui donnait beaucoup à rêver à Paul.

Parlant de la vie de son frère au Harar, elle disait  : «  Le soir, il se plaisait à réunir les autres Européens et les charmait par son esprit. On s'étonnait qu'il ne voulût pas boire […] Lui illuminait splendidement la salle de réunion et organisait des concerts, musique et chants abyssins.  » Et Paul ne pouvait faire que le parallèle entre cela et un dessin d'Isabelle le représentant en train de jouer un instrument typique de la liturgie orthodoxe  : le bègèna, une grande lyre ou harpe éthiopienne que le roi Ménélik Ier d'après Wikipédia aurait ramené d’Israël où David l'aurait utilisé pour apaiser les nerfs du roi Saül et le guérir de ses insomnies. Certes, Isabelle se serait inspirée d'une illustration de presse. Quelle était la part du rêve et de réalité  ? Paul écouta un morceau de bègèna au son grave et hypnotique – il n'avait jamais entendu d'instrument plus étrange et méditatif et reposant à la fois, et, transporté, lui devenant vite familier, il vit Rimbaud en jouer...

Mais, nous parlions d'Arthur, «  le Saint  »  ... Elle dit que son frère était «  l'âme de Makonnen  », le ras, bras droit du roi Ménélik  II; que son «  influence  » sur lui était telle que «  c'était en souvenir de son ami et des conseils de sa morale que le ras traitait ses ennemis avec humanité et honneur.  » Arthur parle lui même de sa réputation pour ses procédés humains. Les sauvages dankalis le lui rendaient bien  : réputés pour arracher les testicules d'européens, «  jamais lui ni ses caravanes ne furent attaqués  » rapporte Isabelle. Il sembla alors clair à Paul que si en sa première vie il aurait pu avoir le prix nobel de littérature, en sa seconde il aurait pu obtenir le prix nobel de la paix.

L'intérêt de Paul fut enfin éveillé par une autre lettre d'Isabelle répondant à des questions de lettrés sur son frère  : elle déclarait qu'entre autres ouvrages, leur père possédait dans sa bibliothèque des contes...

Paul éprouva le besoin de s'aérer les méninges. Il partit en forêt. Et il lui suffit d'emporter avec lui ces deux mots  : "Saint" et "conte" pour le faire autrement voyager, rêver... jusqu'à ce que sa pensée sur Arthur Rimbaud voyage aussi vers Arthur Belpomme.

À son sujet, le mystère restait entier. Il semblait non seulement passionné par Rimbaud, mais le connaître mieux que personne, faisant preuve à son sujet d'une érudition intarissable. Lorsque Paul s'en étonnait, il restait évasif. Il évoquait un accident, un héritage, des énigmes à résoudre... Mais qui était-il vraiment?

Lorsque Paul revint, il trouva le commissaire dans le salon. Après quelques échanges de convenance, il lui dit sans trop y réfléchir : "Parfois j'ai l'impression que tu es Rimbaud lui-même revenu sous une autre forme. "

Arthur Belpomme lâcha alors ces mots qui lui tombèrent dessus ainsi qu'une pomme mûre à point:

  • Arthur Rimbaud est mon grand-père.

Paul fut saisi comme par le froid au sortir du bain. Abasourdi, son regard plongea dans les yeux de l'homme qui était face à lui en chair et en os, puis alla se poser sur le portrait d'Arthur Rimbaud. Il navigua ainsi de l'un à l'autre deux fois de suite.

Aucun mot ne sortit de sa bouche. Les idées se bousculaient dans sa tête. La comparaison des deux visages mettait en lumière une parenté physique et ce qui lui avait échappé inconsciemment lui était jeté à la figure comme un seau d'eau glacée.

  • C'est mon secret, dit Arthur Belpomme calmement, comme pour apaiser la houle dans l'âme de Paul. Ma grand-mère, une indigène abyssinienne dont je tairais le nom, a conçu un fils une quinzaine de jours avant que son géniteur cancéreux ne retourne en France. Elle a ainsi exaucé le voeu de descendance d'Arthur, peu après la mort de celui-ci en donnant naissance à mon père le 21 novembre 1891. Arthur ignorait tout de cette paternité, mais il était quand même pressé de retourner là-bas, en Abyssinie, pour une autre raison dont je te parlerai plus tard. Celle-ci s'ajoute à celle de retrouver autant une terre ensoleillée dont il ne pouvait plus se passer que sa compagne. C'est, tu le verras, une raison bien étonnante.

«  Bref, ce fils a porté le nom de famille de sa mère, un nom de là-bas. Du reste elle était chrétienne et de peau blanche. Elle s'appelait Méram, c'est à dire Marie. Il écrivit une fois, sans qu'on puisse démêler s'il évoque la femme qu'il fréquentait ou la Vierge Marie très présente en Éthiopie: «  Ce Mékonène est intolérable en cas de paiements! Il garde son insolvabilité comme Méram sa «  virginité  ». Rimbaud avait déjà eu pour compagne entre 1884 et 1886, une autre abyssinienne portant le nom de Mariam, chrétienne elle aussi. Mais elle avait la peau brun rouge de là-bas, couleur de feu, suivant la traduction du mot Aitiopès qui a donné «  Éthiopie  ». Cependant, il avait fini par la chasser en lui donnant un peu d'argent.

Enfin, le fils de Méram et d'Arthur, une fois adulte, est devenu négociant comme son père et il a épousé là-bas celle qui est devenue ma mère. Il avait vaguement entendu parler de son père. Sa mère savait qu'il avait été poète en France avant leur rencontre. La relation entre mon grand-père Arthur et ma grand-mère Méram avait été discrète, et même secrète au possible, le poète étant un homme "indéchiffrable'' suivant les lettres de sa soeur Isabelle. Il comptait pourtant se marier avec elle en France, ce qu'il n'aurait jamais osé faire si elle n'avait pas été chrétienne ou si elle avait été noire de peau, «  nègre  », comme on disait à cette époque, mais la maladie de mon grand-père l'empêcha de réaliser son projet.

«  Ma grand-mère garda quelques affaires du poète comme des reliques sacrées, dont – curieusement – le brouillon de ses Lettres au Voyant qu'il avait toujours gardé dans ses affaires. Mes parents sont partis d'Éthiopie et sont venus en France, comme pour retrouver les racines de mon grand-père. Mon père a hérité de ces lettres parmi d'autres choses et elles m'ont été léguées à leur tour peu avant sa mort. Il m'a dit avant de mourir d'un cancer (oh lecteur, que ne connaissait-il le Docteur Belpomme!): "Prends ceci, je sens que tu trouveras ce que je n'ai pu découvrir à propos de mon père que je n'ai pas connu." Effectivement, il était depuis longtemps en France, mais c'était comme s'il avait eu peur d'y entreprendre des recherches. Toute sa vie il avait été trop affairé et il comptait sur moi pour reprendre l'affaire.

«À l'époque, j'étais très occupé et ces «  vieilleries  » me semblaient sans intérêt. J'avais tout rangé dans un coin du grenier. Mais un jour, un accident de la vie m'a forcé à rester à la maison un bon moment et lorsque pour m'occuper j'ai entrepris de ranger, j'ai redécouvert ces affaires de famille dont la plupart venaient d'Éthiopie. Moi qui était alors «  en grève  », autrement dit obligé de mettre fin à l'affairisme familial, je décidais de faire honneur à la mémoire d'un des plus grands poètes que la terre ait porté. D'autant que je suis... je n'ose dire poète.

«  Disons que j'ai hérité de très bonne heure de certains dons qui se sont affirmés vers l'âge de 16 ans. Mon père savait que le sien, Arthur Rimbaud, avait le même âge lorsqu'il avait écrit ses célèbres Lettres du Voyant. Il décida alors de venir en France.

«  Pourquoi attendit-il si longtemps avant de me léguer cet héritage? Mystère. Peut-être voulait-il en savoir plus avant de m'en parler. Aussi, avant son legs, j'ignorais que mon grand-père était français, qu'il avait été poète, qui plus est devenu un mythe, enfin qu'il avait eu une vie très loin du lieu où je suis né, qu'il était né là-bas, c'est-à-dire ici...

Le commissaire Arthur Belpomme, s'arrêta. ses yeux bleus avaient rougis, s'étaient remplis de larmes comme une outre. Le coeur de Paul se mouillait d'émotion et il dit ce qui s'imposait dans cette situation:

  • Ton grand-père serait fier de toi.

  • Merci, fit Arthur, à peine audible.

Il soupira, reprit contenance, puis  :

  • Il a donné un sens à ma vie, dit-il. Je sais qui je suis maintenant, et quel bonheur pour un homme d'être porté par une passion élévatrice!

  • Oui, et quelle chance pour moi de te rencontrer.

  • Tu es la première personne à qui je confie cela.

  • C'est un honneur inimaginable pour moi.

Paul se tut un instant, puis enchaîna pour aider le commissaire à se reprendre:

  • Mais, tu m'as parlé d'une autre raison pour laquelle Arthur Rimbaud, ton grand-père, était si pressé de retourner au pays chaud...

  • Oui, c'est vrai, il rencontra là-bas un homme, un jeune indigène. Il s'appelait Djami... Il accompagna en 1887 Rimbaud parti se reposer au Caire, mais j'ai eu beau chercher dans la correspondance rimbaldienne officielle, je n'ai trouvé aucune mention de Djami qui a pourtant été son domestique et son plus fidèle ami. La plus ancienne mention que j'en ai trouvée provient de Sotiro qui écrit d'Aden à Rimbaud le 21 juin 1891: "J'ai vu le domestique Djami, lequel m'a parlé de vous." Le même, le 10 juillet: "Votre Djami, après son retour d'Aden est parti pour le Harar avec des chevaux d'Adosetti". Le 13 juillet, un certain Felter écrit :"Votre domestique Djami est à mon service, et je vous l'enverrai en bas avec mes mulets pour ma femme". Le 28 octobre, alors qu'Arthur agonise à l'hôpital La Conception à Marseille, Isabelle écrit à sa mère: "Moi, il m'appelle parfois Djami.".

  • Il en a donc parlé à sa soeur, remarqua Paul.

  • En effet. Et Isabelle précise dans sa lettre du 19 février 1892 au Consul de France: "Depuis huit ans, il avait pour domestique un indigène du Harar, nommé Djami; ayant toujours eu à se louer de la fidélité et des services de cet homme, et voulant lui donner un témoignage de satisfaction, il m'a chargée de lui faire parvenir, d'une façon sûre et certaine, une somme d'argent assez importante." Hélas, il ne reçut jamais cet argent. Isabelle écrit à Monseigneur Taurin-Cahagne le 12 mars 1895: "J'ai été péniblement surprise en apprenant la mort de ce pauvre Djami que mon frère m'avait dépeint comme lui étant très attaché et très fidèle. De plus, il n'avait, je crois qu'une vingtaine d'années. Je me demande quels peuvent être ses héritiers."

  Si les allégations d'Isabelle sont justes, Djami aurait été le serviteur de Rimbaud à partir de 1883. Mais il est resté silencieux sur son compte. Djami fait partie de son jardin secret. Nul ne peut soupçonner l'intensité de leur relation en lisant sa correspondance très prosaïque. Et il ne la dévoilera qu'en minime partie à sa soeur. Ignorait-elle le lien spirituel qui les unissait? Nul ne le sait.

- Il n'y a rien d'autre? insista Paul.

- Sur le plan des données historiques, non, mais j'ai été très ému de découvrir dans les papiers de mon père, une reproduction du passeport de Rimbaud sur lequel figurait aussi Djami – celui-ci l'ayant accompagné durant ses vacances au Caire – et de découvrir en «fichier joint  » ses notes évoquant leur histoire telle qu'il avait commencé à la reconstituer. Aussi je peux dire que c'est une évidence pour moi maintenant: Djami, soufi dans l'âme selon la tradition de son pays, était l'Ami avec un grand A. Un peu comme le fameux poète persan du XIII ème siècle, Rumi, qui a lui aussi vécu un amour ne pouvant être réduit à une histoire d'homosexualité. Pour un soufi, l'initié à l'amour s'élève vers Dieu à travers l'être aimé vu comme un miroir de la connaissance de soi dans le calice de son âme. J'imagine Rimbaud, retrouvant un oasis de poésie au sein du désert, qui aurait pu dire à Djami, signifiant «  mosquée  » dans le sens de lieu de rassemblement ou d'union et dont la racine arabe jam signifie «  union mystique  », des choses comme ce vers de Rumi:

 

«    Ton amour transforme en roseraie le désert de sel

 

«  Son âme aurait pu avoir des élans tels que celui-ci dans une Ode mystique de Rumi:

 

«  Du sein du Soi, je perçois à chaque instant le parfum du Bien-Aimé  :

Comment ne prendrais-je pas, toutes les nuits, le Soi dans mon sein  ?

Hier soir, j’étais dans le jardin de l’Amour  ; ce désir m’est passé dans l’esprit  ;

L’amour pour lui brillait dans mes yeux comme le soleil  : le ruisseau des larmes se mit à couler.

 

 

"Selon les notes de mon père, un autre soufi persan du nom de Djâmi (avec un chapeau sur le A) vécut au XV ème siècle. Celui-ci fut un auteur de contes et de poèmes, notamment Baharisthan – Jardin du Printemps – où l'amour des amants est présenté comme un symbole de l'amour divin. Je suis convaincu que ce qui manquait dans la relation finalement destructrice entre Rimbaud et Verlaine, il le vécut en Éthiopie et en Égypte, puisque Djami, âgé de 17-18 ans l'accompagna au Caire en 1887 alors que lui en avait 33. Peut-être l'a-t-il rencontré avant. Bizarre, Rimbaud avait 28 ans quand il est arrivé en Abyssinie, l'âge de Verlaine quand il le connut.

Paul resta songeur.

  • Ça fait rêver, dit-il enfin à son interlocuteur souriant.

  • Mon père aussi ça le faisait rêver, j'ai retrouvé dans ses papiers, des histoires de Djâmi le soufi. Ainsi, on peut imaginer Arthur et Djami autour du feu, ce dernier lui racontant cette histoire:

«  Un chien s'en allait, un os dans la gueule, cheminant au bord d'une onde courante. Or l'image de l'os apparut en cette onde, tant elle était limpide et pure. Le pauvre chien crut que peut-être un autre os se trouvait dans l'eau. Vers lui, vite, il ouvrit la gueule; l'os qu'il tenait tomba dans l'eau. Prenant le non-être pour l'être, pour saisir l'un il perdit l'autre.

"Arthur en resterait pantois, mais il en redemanderait encore. Alors Djami lui raconterait:

«  Un Chameau faisait route avec un Âne ; arrivés sur le bord d'un fleuve, le Chameau fut le premier à se mettre à l'eau ; comme il n'en avait que jusqu'au ventre, il appela son compagnon en criant : « Suis-moi, l'eau mouille à peine mes flancs ». Je le crois bien, dit le sage porteur de deux longues oreilles; mais entre nous deux la différence est grande, et si l'eau ne va que jusqu'à ton ventre, elle pourrait bien me passer sur le dos.  »

Arthur Rimbaud riait avec Djami et Paul rit avec Arthur Belpomme.

Le commissaire reprit:

- Djami dirait à Arthur: «  Mon ami, on peut aller loin comme ça. On peut parler pendant des heures et des heures de ce grand poète soufi qui à l'un de ses élèves clamant qu'il n'avait jamais aimé, répondit : «  Va d'abord trouver l'amour, ensuite reviens près de moi, je te montrerais le chemin.  ». Il y en a qui ont trouvé le chemin de façon fort incongrue. Mais peut-être connais-tu l'histoire d'Abu Hasan?

  • Non, fit Paul curieux.

  • Un malheureux pet qui est à l'origine de toute une histoire!

Le commissaire se mit à rire tout seul. Paul ne fut du reste pas en reste et répliqua :

  • Quelle épopée!

Ils rirent de plus belle de leur badinerie.

  • Peux-tu me la conter? demanda Paul

  • Un autre jour avec plaisir, répondit Arthur. Il faut nous recentrer, cher ami, chère âme...

  • Cela n'empêche pas la joie, Rimbaud lui-même en a sûrement connu là-bas  ! s'exclama Paul.

  • C'est vrai, on a beaucoup parlé des souffrances de Rimbaud, mais en Éthiopie, l'humour et son ancienne ironie étaient un bon antidote. Et puis Djami était une continuelle source de joie; avec lui, l'humour était toujours au rendez-vous, j'en suis convaincu.

  • Moi aussi. Mais au fait, cela à peu à voir avec l'humour, mais toujours avec Djami et Rimbaud. Je me souviens avoir lu dans Voyage en Oient de Nerval, publié en 1851 et que Rimbaud a peut-être lu...

  • Tu m'as caché ta connaissance de Nerval... Pardon. Je t'écoute, mon ami.

  • Oui, j'ai lu que, grâce à son guide, il rencontra au Caire des derviches. Ceux-ci ne se trouvent pas seulement en Perse, la preuve... J'imagine Djami accompagnant Arthur dans cette découverte lors de leur séjour dans la capitale d'Égypte..

  • Intéressant. Peux-tu m'en dire plus?

  • Je n'ai pas ta mémoire.

  • Je suis heureux que tu m'aies une fois de plus devancé, mon cher Paul. J'allais y venir  ! Et donc je me ferai un plaisir de raviver ta mémoire.

«  Eh bien, Nerval rapporte dans un chapitre intitulé "Les Derviches" un épisode vécu en 1843 sans qu'il connaisse, semble-t-il, la tradition soufi. Il va jusqu'à rapporter les paroles d'un chant soufi, et alors que son guide la lui présente comme une chanson grivoise, lui, Gérard, ayant entendu: "Mes yeux reverront-ils jamais le bien-aimé", et le refrain sans cesse repris, lancinant: "Il n'y a de dieu que Dieu!", il déclara que cette chanson pouvait bien s'adresser à la Divinité  : "C'est de l'amour divin qu'il est question sans doute.", dit-il exactement. Et il fait un parallèle avec le Cantique des cantiques.

  • Oui, je m'en souviens. Ça m'a frappé...

«  Autre coïncidence peut-être: la confrérie des derviches tourneurs fut créée par Rumi qui accordait une grande place à la musique. Mais pour ce qui est du Cantique des cantiques ou Chant des chants, pouvant être intitulé aussi Le Chant de Salomon, qui est «  le chant par excellence  » suivant son premier verset, il est le plus sensuel poème d'amour, faisant vibrer tous les sens par ses images tirées de la terre palestinienne: faune et flore, parfums, bref, folklore au service de l'érotisme le plus raffiné, mais il est aussi, sans aucune disharmonie, le plus spirituel des chants: une lecture du dialogue divin entre le Bien-Aimé et la Bien-Aimée, entre l'Époux et l'Épouse pouvant être faite, – et c'est toute une dialectique et une mise en scène du Désir qui élève l'âme vers Dieu, ou le Divin, la Lumière, l'Amour, sa destination ultime.

- Je vois. Les derviches soufis sont des poètes de l'Amour, remarqua Paul. Et Rimbaud?

- Il a dû faire un long chemin avant de trouver l'Amour. Il a voulu abandonner la poésie, et pourtant la poésie ne l'abandonnera jamais: il trouva ou retrouva sa source dans le désert. Cette langue qui "sera de l'âme pour l'âme", il la trouva bien dans des peuples à tradition orale, chez des conteurs et des improvisateurs poètes, là où, comme en Grèce, vers et lyres rythmaient l'Action, alors pourquoi, après tout, ne l'aurait-il pas trouvé aussi chez les mystiques soufis? Toute sa vie fut une aventure poétique, une aventure spirituelle à la rencontre du Verbe, de l'Amour divin vécu à travers son amour de Djami, l'Ami selon cette tradition. Et puis n'oublions pas sa part féminine qu'il trouva probablement incarnée dans ma grand-mère...

Arthur Belpomme rit en disant cela. Il avait retrouvé sa jovialité. Et il conclut:

Demain, je t'invite au dessert.

  • Au dessert?

  • Oui, après le désert, le dessert s'impose.

  • Quel drôle de personnage es-tu, Arthur... Un dessert...

  • C'est aux pommes!

 

En attendant, travaillé par les paroles d'Arthur Belpomme à propos d'Arthur Rimbaud et de Djami, Paul serait visité durant la nuit par un rêve qui avait la force d'une Vision et qui, transcris littérairement donnait ceci  :

 

Soudain, il se réveilla sur un lit à Aden. Hôtel de l'Univers. Milliards d'étoiles!

L'appel du minaret retentit dans le désert urbain.

  • Djami! cria Arthur, comme une réponse au muezzin.

Djami, son serviteur fidèle et ami qui l'avait accompagné depuis le Harar et sur lequel il ne disait jamais un mot dans ses lettres, pas même son nom, qui avait encore une fois été absent de son journal, voilà qu'il accourait avec ses vingt ans au chevet du malade.

  • Cher ami, mon bien-aimé Djami. Sans toi, que serais-je? dit-il en amhara.

  • Et sans toi, je ne serai rien, Arthour.

Lorsqu'ils étaient seuls tous les deux, on ne pouvait définir qui était le maître et qui le serviteur. Les barrières sociales tombaient comme un masque qui n'a plus lieu d'être, carnaval ou bal fini.

Le muezzin répétait son appel sempiternel. Il était midi.

  • Je vais aller te chercher à manger, Arthour.

  • Il me faut aller chez Monsieur Tian régler mes affaires, lui annonça t-il.

Djami, conscient qu'il rentrait dans son rôle de subalterne, ne discuta pas.

  • J'irai à l'hôpital ensuite. Vas-y, mon bon Djami. Demande à l'hôpital européen une chambre pour les malades payants.

...

  • Non! Je refuse! Laissez-moi ma jambe. Plutôt mourir avec elle que vivre sans!

  • Bon, je vais vous donner des soins médicaux, Monsieur Rimbaud. Nous allons attendre six jours, voir comment ça évolue. Si il y a une amélioration dans les six jours qui viennent, je vous la laisserais, sinon, adieu jambe! Je n'aurais plus le choix.

Arthur ne répondit pas. Il gémit. Sa maladie des liquides de l'articulation du genou le lançait terriblement. Sa jambe était une épée que le Forgeron frappait toujours au même endroit avec son marteau, imprévisiblement – caprice d'Allah – et qui se répandait dans tout son être, comme les ronds expansifs se formant sur l'eau à la chute d'une pierre.

Il appela Djami resté dans la salle d'attente, saisi d'angoisse en entendant les cris.

  • Allah! Allah! Allah! Mamama...

Devant un médecin à la fois embarrassé et intrigué, Djami ouvrit brusquement la porte, se jeta à ses pieds et serra fort les mains érodées par le temps; sable et eau. Ils étaient l'un pour l'autre la rose des sables et la Rose du Jardin.

  • Arthour... Arthour... Je suis là.

Un regard, un geste esquissé d'Arthur, et le docteur s'effaça.

  • Allah kérim! Djami... Ne m'abandonne pas.

  • Non. Comment le pourrais-je? lui répondit son ami.

  • Djami...

  • Oui?

  • Dans tes yeux coule une rivière de roses embaumant mon âme et mon corps.

Il ajouta un "Tu" timide qui s'arrêta au bord des lèvres par trois points de suspension, et Djami suspendu à ces points lui répondit "je" et se tut de la même façon.

Marée d'amour dans leurs yeux se regardant, se mirant, se parcourant, s'embrassant. Mélange du bleu et du brun. Un désir monta simultanément en eux comme une sève dans les feuilles et les bourgeons des arbres. Un frisson délicieux secoua leur être comme le feuillage froufroutant sous la caresse titillant du vent. Fraîcheur. Volupté divine. Chaleur. Leurs mains embrassées les avaient emmené loin dans le cosmos. Et nulles étoiles ne s'étaient reflétées dans plus belle eau.

Ils durent se séparer. Ces instants de grâce avaient duré une éternité, pendant laquelle, devenus enfants, ils avaient contemplé l'amour de Dieu, bien-aimés et bien-aimées unis en eux. Le quotidien les renvoya sur terre, sur le sable. Mais ce qu'ils avaient vécu, ils ne pourraient l'oublier et devaient nourrir leur âme en secret, dans le saint des saints, et les aider à supporter la vie, leur sort. À l'accepter tant bien que mal...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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